Chanoines réguliers de Prémontré
26
Avr
S. Ludolphe, évêque de notre Ordre
Écrit par f. Gabriel

XVIIIè dimanche du T.O – 31 juillet 2022

En cette fin juillet, nous nous sentons peut-être « vidés », « usés », par tout le travail d’une année, ou encore par la cadence frénétique du quotidien. C’est peut-être l’heure de faire un peu le point sur nos vies. Alors qu’un temps de congés commence pour certains d’entre nous, il me semble que la Parole de Dieu nous invite aujourd’hui à relire nos vies, à y opérer un discernement. Les lectures de ce dimanche nous appellent à « apprendre quelle est la vraie mesure de nos jours », pour reprendre les mots du Psaume 89 que nous avons chantés.

 « Vanité des vanités, tout est vanité », disait Qohèleth de manière lapidaire, dans la première lecture. Voilà une parole qui semble bien peu réconfortante pour ce temps de repos estival ! Qohèleth nous refuserait donc le bonheur ? Quel est le sens de ce que nous pouvons vivre si « tout est vanité » ? Dans le livre de Qohèleth, le mot « vanité » est la traduction, ou plutôt de l’interprétation du mot hébreu hebel. Hebel, c’est le souffle, le « vent », ou la « vapeur ». L’image suggère donc quelque chose de passager, et aussi d’assez inconsistant. En d’autres termes, la réalité terrestre ou matérielle est décevante, vide, fugitive, au regard de nos aspirations humaines, selon Qohèleth.

Nous avons ensuite chanté, avec le psalmiste, que la vie des hommes est « une herbe changeante ; elle fleurit le matin, elle change ; le soir elle est fanée, desséchée ». Puis, saint Paul nous a lancés une exhortation radicale : « Pensez aux réalités d’en haut, non à celles de la terre ». Le sage, le psalmiste et l’Apôtre ont compris que la poursuite du bonheur à travers les biens terrestres est vaine : c’est une peine perdue. Enfin, dans l’Évangile, un redoutable avertissement a été mis directement dans la bouche de Dieu par Jésus lui-même : « cette nuit même, on va te redemander ta vie. Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ? » Autrement dit, il est vain, il est même fou de vouloir trouver en cette vie une quelconque assurance dans les richesses et les biens matériels. La vie de l’homme n’est pas assurée par les biens qu’il possède : les soucis qu’il s’impose pour les amasser, la cupidité, tout cela est vain, impuissant à masquer le caractère éphémère de l’existence. La mort peut à tout moment mettre fin aux projets grandioses d’une personne.

Mais alors, que devons-nous vivre et gagner ? Dans l’Évangile selon saint Matthieu, je trouve cette réponse : « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument… mais dans le ciel », recommande Jésus (Mt 6,19s). Comment pouvons-nous amasser un trésor « en vue de Dieu » ?

Frères et sœurs, mettons-nous simplement à l’école de ce que nous célébrons dans cette Eucharistie. La liturgie dit en effet qu’elle est notre foi, elle la signifie concrètement. Or, dans l’Eucharistie, nous adorons et nous communions au pain livré et rompu, par amour, en vue de l’unité du genre humain. « C’est votre mystère qui est posé sur la table du Seigneur », disait saint Augustin. Le Corps du Christ est la vérité de nos vies, la vraie mesure de nos jours. L’Eucharistie nous enseigne le prix immense d’une activité – aussi petite soit-elle – vécue comme un acte d’offrande à Dieu. A contrario, l’Eucharistie nous fait également voir combien une activité lucrative et glorieuse ne peut être en fait que du « vent ». Par conséquent, un trésor est amassé dans le Ciel quand la vie du chrétien se fait véritablement « Eucharistie ». Une vie « eucharistique », voilà une vie qui n’est pas vaine, voilà une vie qui porte du fruit pour toujours, qui a un prix d’éternité ! Voilà bien la seule vie qui amasse dans le Ciel, en vue de Dieu, ce qui demeure pour toujours, toujours.

Néanmoins, frères et sœurs, acceptons-nous vraiment de faire un tel discernement ? Sommes-nous prêts, par exemple, à choisir l’unité de la famille plutôt qu’une belle affaire qui rapportera gros ? Sommes-nous prêts à renoncer à tout l’or du monde pour nous donner en nourriture à l’image du Corps du Christ ? Acceptons-nous d’être consommés plutôt que de consommer ? Oui, c’est radical, mais c’est le noyau dur, intransigeant du message évangélique. Qui s’y heurte est poussé, par ce choc même, vers l’insondable exigence de la parole de Jésus, dévorante comme le feu. Se livrer, jouer le tout pour le tout, sans sécurité matérielle : c’est cela le radicalisme évangélique. Non pas prendre mais donner, non pas consommer mais être consommé : c’est la logique évangélique, c’est la logique eucharistique. Nous pouvons dès lors percevoir combien certaines petites fatigues accumulées dans l’année ont peut-être un grand prix au ciel, mais aussi combien certaines activités, causes de grandes fatigues, n’ont finalement que peu de valeur.

« Cette nuit même, on va te redemander ta vie. Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ? » Cette Parole, prise au sérieux, nous apprend qu’elle est « la vraie mesure de nos jours » ; elle crée la tension sans laquelle la vie chrétienne s’affaisse et s’aplatit. Que cette Parole, au lieu de nous tétaniser, fasse grandir en nous le rêve d’un grand trésor gagné en vue du Ciel, pour l’éternité !