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XVIIIè dimanche du T.O. – 1er août 2021

Jésus a multiplié les pains. C’était bien, c’était confortable aussi, mais maintenant, comme il n’est pas un boulanger, il lui faut dire les choses : la nourriture périssable conduit à une vie périssable. Or Jésus veut nous introduire au « pain de  vie », qu’il est lui-même. Et dans cette page de l’évangile de Jean que nous venons de lire, il y a un basculement sérieux, un point de rupture en fait. Car tant que Jésus parle avec la foule ou les disciples du primat des nourritures célestes sur les nourritures terrestres, tout va bien, il ne fait qu’enfoncer une porte ouverte, très ouverte, dans le judaïsme de son temps. Tous les juifs savent par cœur ce verset du livre du Deutéronome : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Il y a aussi ce merveilleux verset du livre de la Sagesse : Seigneur, ce n’est pas la production des fruits qui nourrit l’homme, mais ta Parole, qui fait subsister ceux qui croient en toi ».

Les auditeurs de Jésus peuvent donc s’accorder sur ce point et d’ailleurs, ils demandent bravement comment ils pourraient « faire les œuvres de Dieu ». Hans-Urs von Balthasar, le cardinal théologien suisse, disait toujours qu’en disant cela, ces braves gens énoncent une grande contradiction : il ne faut pas « faire les œuvres de Dieu », les œuvres de Dieu, c’est lui-même qui les fait. Les planètes, la terre, la mer, la lune et les étoiles, le maïs qui grandit, et notre cœur à chacun qui bat, c’est Dieu qui le fait. Personne ne va le faire à sa place, et Jésus le leur dit : « Pour vous, l’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez ». La manne terrestre, Dieu s’en occupe, la manne céleste, il s’en occupe aussi, mais la question c’est : allez-vous le croire ? Le croire pour en vivre ?

J’aime que le pain du désert, la « manne » des hébreux, porte ce nom-là. En hébreu, Man hou, cela veut dire : « qu’est-ce que c’est ? ». Les hébreux, dans le désert, mangent du « qu’est-ce que c’est » ? Ca nourrit, c’est bon, mais on ne sait pas ce que c’est. Origène, commentant le livre d’Exode, disait que le mystère du «  vrai pain de vie » commençait là, au désert des hébreux. Car Jésus dit : « je suis le pain de vie », il dit ; « prenez et mangez », et nous mangeons, mais nous ne savons ce que c’est. « Si on savait ce que c’est de communier, dit le curé d’Ars, on mourrait ». Nous ne savons pas. Sensus deficit, dit saint Thomas en parlant de ce pain mystérieux, « l’intelligence manque », la compréhension fait défaut.

Mais ça ne fait rien, Jésus n’a pas dit : « mangez le jour où vous comprendrez ce que c’est », il n’a pas dit : « mangez le jour où vous serez digne de manger ». Non, il a dit : « Prenez et mangez ». Et nous le faisons.

C’est sans doute, dans la foi, l’œuvre la plus importante que nous puissions faire, même si elle nous dépasse totalement. Ce que nous croyons, en nous approchant de l’autel, pour manger « le pain de Dieu descendu du ciel », comme dit Jésus, c’est qu’il va nous arriver quelque chose qui défie la nature. Lorsque je mange quelque chose, je l’assimile, comme on dit, la chose que je mange devient moi, mon énergie, ma calorie, mais là, quand je mange le pain céleste, quand je mange mon Dieu, ce n’est pas lui qui devient moi, c’est moi qui devient lui, je deviens celui que je consomme. Saint Augustin, au moment de la communion, disait : « Deviens celui que tu reçois ».

Comment est-ce possible ? Comment puis-je devenir moi-même ce pain du ciel ? Je crois que c’est parce que Dieu a fait lui-même, le premier, tout le chemin qui nous sépare de Lui. Saint Paul, qui n’a pas peur de raconter l’histoire du salut en dix lignes, dit que Dieu s’est abaissé, qu’il a pris notre humanité, et puis l’abaissement a continué encore, la descente : cette humanité, il a accepté de la quitter (c’est-à-dire de mourir vraiment). Autrement dit, au bout de cette grande descente, Dieu était mort, il était devenu rien (vous savez, ce petit mot « rien », qui vient du latin « rem », la chose). Dieu le très haut, était devenu une petite chose, un produit de consommation. Consommez Dieu, dit Jésus, c’est rien, c’est sur la table, cette légère hostie divine, allez-y, mangez.

Du coup, dans l’eucharistie, entre Dieu et moi, toute distance est abolie, l’amour qui est en moi accueille l’amour qui est en lui, et lui qui est la source, irrigue tout mon être. Alors, dit saint Paul, ce n’est plus moi qui vit, c’est Christ qui vit en moi.

Mais attention ! Il me transforme pour que je devienne l’amour qu’il voue à tous les hommes. L’amour dont mon prochain, à côté de moi, a besoin.

Il faut aller jusque-là pour éviter de tomber dans la magie. Jésus ne devient pas présent par un acte magique, fût-il opéré par un saint prêtre en haut des marches d’un autel tridentin. Sa « présence réelle » tient à cette kénose, cet abandon amoureux que Dieu a fait de lui-même pour arriver jusqu’à nous. Alors cette présence n’est pas seulement réelle dans l’eucharistie, mais elle devient réelle en moi, réelle dans la communauté que je forme avec les autres croyants, une  communauté qui est le corps du Christ.

Jésus, dans un instant, ne va pas venir en moi, pour que j’aie bien chaud dans l’intimité divine, il viendra en moi, et en nous, pour que nous devenions un temple, un espace saint, et ouvert à l’amour du prochain, à l’amour de charité pour tout homme. Une eucharistie où Dieu ne me conduirait pas au souci de l’homme, ne viendrait pas de Lui. Une communion au corps eucharistique qui ne me ferait pas désirer communier avec mon prochain n’aurait  pas de sens. Que le Seigneur nous fasse désirer cette manne du ciel, la charité vive, amen.