Chanoines réguliers de Prémontré
26
Avr
S. Ludolphe, évêque de notre Ordre
Écrit par f. Gabriel

XIVè Dimanche du temps ordinaire – 4 juillet 2021

Un homme pur, sans duplicité, est de retour dans son pays après quelque temps d’absence. Il se dégage de sa personnalité quelque chose de résolument supérieur : une sagesse, une force d’amour et de pardon. Mais cette manière d’être au monde déroute, scandalise, à tel point qu’on le qualifie d’idiot. Cet idiot, c’est le prince Mychkine, personnage central du roman L’Idiot de Dostoïevski. Or, l’histoire de ce Mychkine fait curieusement penser à l’Évangile de ce jour qui rapporte le retour de Jésus « dans son lieu d’origine ». Rien d’étonnant à cela en fait : Dostoïevski était fasciné par l’humanité du Christ ; l’existence entière de Mychkine peut être interprétée comme un symbole du Christ[1]. Mais alors, si Mychkine est vu par les siens comme un idiot, quelqu’un qu’on n’est pas décidé à accueillir, serait-ce aussi le cas pour notre Seigneur Jésus-Christ ? Bien entendu, nous ne voyons pas le Christ comme un idiot. Mais nous verrons que cet Évangile interroge tout de même le regard que nous pouvons porter sur le Christ. Ce regard dit quelque chose de notre foi.

Jésus est aujourd’hui de retour à Nazareth. Dans les versets qui précèdent le récit que nous venons d’entendre, Marc montre Jésus calmant les flots déchaînés de la mer, puis chassant des esprits impurs dans deux milles cochons. Enfin, immédiatement avant ce retour à Nazareth, Jésus guérit une femme qui depuis douze ans ne pouvait plus donner la vie, puis relève une petite fille de douze ans qui était morte. Jésus est ainsi auréolé de ces paroles et de ces gestes de puissance qui signifient sa victoire divine contre les forces de mort. On s’attendrait donc à ce qu’il soit accueilli comme la fierté du village ! Il n’en est rien. On le regarde plutôt comme l’idiot du village : « N’est-il pas le charpentier ? […] Et ils étaient profondément choqués à son sujet. […] Et là il ne pouvait accomplir aucun miracle ». Comment se fait-il que ses compatriotes ne perçoivent pas la puissance de Dieu qui agit en lui ?

Évidemment, nous pourrions régler la question en disant que la familiarité, sur le plan humain, qu’ont les habitants de Nazareth avec Jésus ne les aide pas à s’ouvrir à la dimension divine de sa personne : le fils du charpentier ne peut être fils de Dieu ! Cela étant, si on se contente de cette explication, je crains que l’on passe à côté de l’essentiel. Car l’Évangile que nous avons entendu ne rapporte pas seulement les remarques dénigrantes qu’a subies le Christ dans son village : cette Parole de Dieu, pour aujourd’hui, met en lumière notre méconnaissance, actuelle, de Dieu ! Alors, demandons-nous plutôt : comment se fait-il, à la lumière de cette Parole, que nous ne reconnaissions pas le Christ dans nos vies ? Les plus âgés d’entre nous se souviennent peut-être avoir appris par cœur au catéchisme la sentence : Dieu est présent en tout temps et en tout lieu. C’est vrai. Cependant, dans l’ordinaire des jours, on vit plutôt comme si Dieu était absent, on n’arrive pas tellement à voir le Christ en toute chose.

Certes, cet Évangile montre comment l’autorité de Jésus est refusée : il est étiqueté en fonction de son métier, et dévalorisé en raison de son milieu familial. Mais, plus profondément, cet Évangile nous explique comment on en vient à passer à côté du Seigneur sans le voir.

Le problème des concitoyens de Jésus, c’est leur fermeture de cœur a priori sur ce qu’ils savent de Jésus ; c’est leur aveuglement devant le grand mystère révélé par les paroles et les gestes de Jésus. Déjà, on comprend un peu plus ce qui est à la racine de notre manque de foi : le refus de l’inattendu, l’incapacité à s’émerveiller, l’enfermement dans le « déjà-connu ».

Les familiers de Jésus « voient sans voir et entendent sans entendre ni comprendre » (Mt 13, 13), au point de rejeter un des leurs qui pose pourtant tous les gestes caractéristiques du Messie ! L’expression « cela crève les yeux » prend ici un relief involontaire : ce qui éblouit et aveugle, c’est justement l’évidence parfaite, à laquelle on oppose violemment la négation. La sagesse et les actes de puissance du Christ témoignent clairement de son identité divine, mais les siens se disent que, vraiment, depuis son retour au pays, ce Jésus est l’idiot du village !

Comment se fait-il que nous ne reconnaissions pas le Christ dans nos vies ?

Je comprends donc que, si Dieu semble absent de ma vie, c’est à cause de mon aveuglement devant l’évidence ; si Dieu me paraît invisible dans ma vie, c’est en raison de la fermeture de mon cœur face à l’inattendu : le grand mystère de l’humilité de Dieu. L’Évangile de ce jour nous enseigne que, derrière cet aveuglement, cette fermeture, se cache un préjugé : « N’est-il pas le charpentier ? » C’est le préjugé selon lequel Dieu ne peut pas être tel qu’il se présente à moi chaque jour. C’est ce préjugé qui me donne un cœur si froid lorsque je participe à l’Eucharistie ; c’est ce préjugé qui me fait oublier la présence continuelle du Seigneur en mon âme ; c’est ce préjugé qui m’empêche de reconnaître le Seigneur dans le visage de mon frère ; c’est encore ce préjugé qui me fait fuir le chemin évangélique du don de soi, ou bien l’aride devoir d’état. Ce préjugé est à la racine de bien des péchés, dont le premier consiste peut-être à regarder le Christ comme un idiot…

Finalement, nous passons à côté du Christ quand nous ne nous risquons pas à une rencontre inattendue dans la foi ; nous ne sommes pas décidés à accueillir le Christ quand nous ne re-choisissons pas chaque jour de nous convertir. Somme toute, « la condition nécessaire pour apercevoir la figure de Jésus, c’est la foi en Dieu, en ce sens le plus général où elle consiste à laisser le champ libre à la toute-puissance divine[2] », pour qu’il puisse se manifester comme il veut dans nos vies. Dans quelques instants, le Corps du Christ sera présent sous les espèces du pain et du vin. Quel regard poserons-nous lui ?


[1] Cf. Romano Guardini, L’univers religieux de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1947, p. 292.

[2] Hans Urs von Balthasar, Voir la figure, Freiburg, Johannes Verlag Einsiedeln, 2019, p. 519.