Chanoines réguliers de Prémontré
26
Avr
S. Ludolphe, évêque de notre Ordre
Écrit par f. Hugues

XIIè Dimanche du temps ordinaire – 20 juin 2021

« Dieu m’a oublié »… me disait un prisonnier que je visitais il y a quelques semaines ; lui qui est en prison depuis plus de 5000 jours et encore pour au moins 5000 jours, lui qui a subi le pire,  et commis pire encore, se disait souvent : « Dieu m’a oublié ». C’est un sentiment que, dans nos vies moins tragiques, nous pouvons parfois partager, lorsque nous sommes frappés, lorsque nos proches sont frappés par le malheur, la maladie, le deuil, ou devant notre propre péché : « Dieu m’a oublié ». C’est un sentiment que partagent les disciples ce jour-là dans la barque au milieu de la tempête : « survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait. Lui dormait sur le coussin à l’arrière ». Lui semble laisser ses disciples couler, s’enfoncer dans la mort. Mais cet étrange sommeil du Christ est le « sacrement d’un mystère » comme le dit Notre Père saint Augustin, un mystère signe d’une réalité plus profonde qui peut éclairer notre propre expérience du malheur ; un mystère qui peut nous aider lorsque nous avons le sentiment que Dieu nous a oublié, que Dieu dort pendant la tempête.

« Survient une violente tempête. …. Lui dormait » :

         Ce mystérieux sommeil du Christ peut se comprendre comme une invitation à sortir de notre sommeil spirituel. Ainsi, pour saint Augustin, ce n’est pas tant le Christ qui dort, Dieu qui t’a oublié…. que toi qui as laissé le Christ dormir, toi qui as oublié Dieu : « Tu as mal agi, et tu as fait naufrage. Pourquoi? Parce que le Christ s’est endormi en toi, c’est-à-dire que tu as oublié le Christ. Réveille-donc le Christ, souviens-toi du Christ, que le Christ s’éveille en toi. Pense à lui » (s. 63) Augustin parle ici du mal moral commis, des malheurs dont nous sommes responsables, lorsque nous nous abandonnons à nos vices, à nos penchants mauvais, aux tentations de notre monde : ce n’est pas le Christ qui t’a oublié, c’est toi qui as oublié le Christ, oublié de t’appuyer sur lui. Augustin ne parle pas ici du mal subi, des malheurs ou maladies dont nous ne sommes pas responsables ; mais dans les deux cas, son invitation demeure valable : quand tu penses que le Christ dort, réveille le Christ, pense à lui, appelle-le. C’est d’ailleurs ce que font les disciples, le réveillant par ces mots : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? ». Un bel appel au secours que nous pouvons aussi adresser à Dieu, lorsque la barque de nos vies prend l’eau dans la tempête : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » Lui dire « Maître », c’est reconnaître qu’il est notre Dieu et que nous avons confiance en sa puissance. Lui dire « Nous sommes perdus », c’est reconnaître que nous n’y arrivons pas tout seuls, que nous sommes submergés et avons besoin de lui. Lui dire « cela ne te fait rien ? », c’est oser lui exprimer notre colère ; oser dire ce qui nous habite lorsque le mal nous frappe : le découragement, le désespoir, la colère. Oser dire à Dieu « cela ne te fait rien ? », comme Job qui dans les malheurs incompréhensibles somme Dieu de lui répondre (Jb 30, 35) ; comme le Psalmiste qui demande « Pourquoi dors-tu Seigneur ? » (Ps 44, 24) ; comme sainte Thérèse d’Avila qui, dans les difficultés, n’hésitait pas dire dans sa prière : « Si c’est ainsi que vous traitez vos amis, Seigneur, … je comprends que vous n’en ayez pas beaucoup ! »

« Survient une violente tempête. …. Lui dormait » :

         Ce mystérieux sommeil du Christ est aussi bien-sûr une annonce de la mort et de la résurrection du Christ : endormi dans le sommeil de la mort, il s’est réveillé, il s’est relevé, il est ressuscité (c’est le même mot dans la Bible !). Si le Christ s’endort, se réveille, et sauve les disciples du naufrage, c’est aussi pour nous annoncer que c’est sa mort et sa résurrection qui peut nous sauver de notre malheur ou de notre péché. Comme le proclamait saint Paul aux Corinthiens : «  L’amour du Christ nous saisit quand nous pensons qu’un seul est mort pour tous, et qu’ainsi tous ont passé par la mort. Car le Christ est mort pour tous, afin que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux (2 Co 5, 14-15). Cette mort et résurrection du Christ, son sommeil et son réveil, nous assure que dans nos vies non plus, il n’y a pas de mort sans résurrection, pas de sommeil sans réveil, pas de malheur sans réconfort, pas de péché sans pardon. Cette mort et résurrection du Christ nous manifeste que le don de soi permet de tout traverser : en n’ayant plus « notre vie centrée sur nous-mêmes », mais en nous donnant par amour à ceux qui souffrent, à ceux qui nous consolent, à ceux qui nous oublient.

         Dans quelques instants dans l’eucharistie, nous allons justement recevoir ce don du Christ, nous allons justement participer à sa mort et à sa résurrection :

– que cette communion nous accorde la force de nous donner en retour, à Dieu et à notre prochain, même et surtout dans les épreuves ;

– que cette communion nous donne la grâce de la prière, confiante ou insolente, même et surtout quand la barque de notre vie est secouée par la tempête : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? »

– en attendant le jour nous serons arrivés au port de l’éternité, où face à Dieu, nous comprendrons enfin pourquoi Dieu a laissé tant de vents souffler, et comment mystérieusement ces vents nous ont fait avancer.