Chanoines réguliers de Prémontré
25
Avr
S. Marc, évangéliste
Écrit par F. François-Marie

Solennité du Saint-Sacrement – 6 juin 2021

Cette année, le 6 juin, fête de saint Norbert est aussi le jour de la Fête-Dieu, la fête du Saint Sacrement du Corps et du Sang du Christ, en cette année jubilaire pour l’ordre de Prémontré, fondé par saint Norbert il y a 900 ans. J’y vois l’occasion de rappeler que la spiritualité de saint Norbert est une spiritualité eucharistique. D’ailleurs, fréquemment depuis le XVIe siècle, saint Norbert est représenté avec un ostensoir, qui montre l’hostie, ou avec un calice. L’ostensoir ou le calice sont un signe qui désigne l’eucharistie. Un signe bien sûr, ne dit pas tout. L’eucharistie ne se réduit pas à l’hostie et à l’ostensoir. Il n’y a pas par exemple d’eucharistie sans accueil de la Parole, puisque le Christ est le Verbe de Dieu et la messe qu’on désigne aussi comme l’Eucharistie au sens large comprend inséparablement la liturgie de la Parole et la liturgie eucharistique proprement dite. Mais qu’est-ce qu’une spiritualité eucharistique ?

Permettez-moi de commencer par un souvenir personnel qui ne renvoie pas d’abord à saint Norbert. C’était début août 1996, quelques jours avant d’entrer à l’abbaye. En réalité, si ce moment m’a marqué, c’est à cause d’une conférence, donnée à Lourdes, un an plus tôt, dans le cadre du rassemblement du Frat, une rencontre des lycéens de région parisienne, que j’accompagnais. Et celui qui donnait la conférence était Mgr Pierre Claverie, évêque d’Oran, en Algérie. Le titre de sa conférence s’intitulait : « Donner sa vie, méditation sur l’Eucharistie. » Il nous montrait très simplement comment il vivait vraiment, jour après jour, de l’eucharistie qu’il célébrait, dans ce pays à feu et à sang qu’était l’Algérie, comment lui aussi, en puisant dans l’eucharistie, apprenait avec le Christ à combattre les puissances de la mort par la seule puissance de l’amour. Comme le dit la lettre aux Hébreux, « le sang du Christ purifie notre conscience des actes qui mènent à la mort. » Un an plus tard, le 1er août 1996, Pierre Claverie était assassiné, avec son chauffeur, à l’entrée de l’évêché d’Oran, dans l’explosion d’une bombe, peu avant minuit, deux mois après les moines de Thibirine. Aussi, lorsque le lendemain, la nouvelle se répandit, la conférence que j’avais entendue un an plus tôt me revint-elle en mémoire, c’était le témoignage lumineux d’un homme pour qui l’Eucharistie et sa propre vie ne faisait plus qu’un depuis longtemps déjà. Frères et sœurs, notre vie à nous aussi, est appelée, de manière peut-être moins dramatique, mais non moins réelle, à ne faire plus qu’un avec le mystère que nous célébrons, c’est cela, avoir une spiritualité eucharistique. Aujourd’hui, j’aimerais revenir sur deux points fondamentaux, me semble-t-il, du mystère de l’Eucharistie : La communion à la Passion du Seigneur et la communion des Saints. Je voudrais reprendre ces deux points connus mais si importants, parce qu’ils résonnent aussi fortement dans la vie de notre Père saint Norbert.

En premier lieu, chaque messe n’est pas qu’un souvenir du passé mais une participation actuelle au mystère de la Passion du Christ. La prière de la messe de ce jour le dit : « Seigneur Jésus Christ, dans cet admirable sacrement, tu nous as laissé le mémorial de ta Passion ». Faire mémoire, cela ne veut pas seulement se souvenir, mais rendre présent ce dont nous nous souvenons. Les œuvres de Dieu ne sont pas pour un jour. Si Dieu a libéré un jour son peuple d’Egypte, c’est parce qu’il est fondamentalement libérateur. Dieu est contemporain à ses œuvres. Et ses œuvres sont contemporaines à la vie des hommes. Nous ne sommes pas simplement tournés vers le passé, l’Alliance conclue par Moïse au désert ou les paroles du Christ au soir du Jeudi Saint, mais ce passé  doit devenir sans cesse présent. Il porte même en lui des promesses qui nous tournent vers l’avenir, vers l’attente de la venue du Christ dans sa gloire, du jour, où comme dit Jésus chez saint Marc, « je boirai le nouveau fruit de la vigne dans le royaume de Dieu ». Ce qui fait de l’Eucharistie un sacrement et non un simple souvenir du passé, c’est justement que l’offrande que le Christ a fait de sa vie, une fois pour toute, est rendue présente à nous aujourd’hui, en vue de notre participation à cet offrande. Nous sommes appelés à ne pas assister à la messe comme à un spectacle plus ou moins beau, plus ou moins émouvant, plus ou moins sacré, mais extérieur à nous-mêmes. Non, nous sommes appelés à participer vraiment à ce que nous célébrons, à conformer notre vie au mystère de la Croix du Christ. Quand je communie et que je dis « Amen », je m’engage à suivre le Christ dans sa charité qui l’a conduit jusqu’à la Croix. Je sais que cela dépasse mes forces humaines, mais qu’avec la nourriture qu’est le pain de vie et avec le don de l’Esprit Saint qui en est inséparable, le Seigneur me donne la grâce de me conformer peu à peu à son mystère, de vivre de manière pascale. Confiant dans son Père et abandonné à sa volonté, le Christ a toujours puisé dans l’amour la réponse à toute forme de mort : esclavage, maladie, domination, haine, violence. Saint Norbert avait compris cela. Lorsqu’il devait accomplir une œuvre délicate de réconciliation et de paix, ce qui lui est arrivé plusieurs fois, entre des seigneurs féodaux belliqueux par exemple ou quand il était archevêque de Magdebourg, on raconte qu’il célébrait d’abord l’eucharistie. Pourquoi, si ce n’est parce que le Christ a détruit la haine, en sa personne, par la Croix, si bien que la participation à l’eucharistie lui donnait la force d’oser aller à la rencontre de ces hommes violents qui auraient pu ne faire qu’une bouchée de lui, Norbert, et ainsi le mystère de la Croix s’accomplissait concrètement, s’actualisait, dans cette réconciliation, engloutissant la haine et la violence qui mènent à la mort dans la charité qui donne la Vie.

En second lieu, l’eucharistie est aussi mystère de communion des saints, c’est-à-dire édification de la communauté de l’Eglise. Ce point était une évidence jusqu’au Moyen-Âge et s’est obscurcit ensuite : il existe un lien inséparable entre le corps sacramentel du Christ, à l’autel, et le corps ecclésial du Christ, l’Eglise, la communauté croyante de ceux qui, prenant part à l’eucharistie, ne font plus qu’un dans le Christ, par l’Esprit Saint. Le corps du Christ désigne au fond trois réalités : le corps historique de Jésus de Nazareth, l’hostie et l’Eglise. Quand on dit que le Christ est vraiment présent dans l’eucharistie, cela ne peut pas être uniquement Jésus, car le vrai corps du Christ, c’est le Christ total, dont il est la tête et dont nous sommes les membres. Et que fait justement l’eucharistie si ce n’est de construire l’Eglise ? En nous nourrissant du corps eucharistique du Christ, c’est le Christ qui nous assimile à lui. En chaque eucharistie, le Christ est le nouvel Adam qui se tourne vers l’Eglise, la nouvelle Eve, et qui s’écrie, comme au livre de la Genèse : « Voici l’os de mes os et la chair de ma chair ». « Dès lors ils ne seront plus deux mais ils ne font plus qu’un » ! La participation à la messe ne se réduit pas à un dialogue intime entre Dieu et moi, le recueillement auquel la liturgie nous invite, avec raison, après avoir communié, n’est pas fait pour nous replier sur nous-mêmes, mais pour accueillir dans la foi et l’amour celui qui est à la fois présent en moi mais aussi dans mon voisin, celui qui fait simultanément de moi et de mon voisin le même et unique Corps du Christ et Temple de l’Esprit Saint, et celui qui veut, par moi, étendre cette communion au-delà des murs de cette église, à l’humanité toute entière. Seule la communion au Christ et à la force libératrice de son amour permet de construire la communauté, l’Eglise. Cela, notre Père saint Norbert l’avait particulièrement compris lorsqu’il a discerné que l’appel reçu du Seigneur était celui de mener la vie apostolique, la vie à la manière des apôtres, en menant la vie commune selon l’idéal de la première communauté chrétienne de Jérusalem, et en se mettant pleinement au service de l’Eglise. A la fin de cette messe, nous allons sortir en procession à la suite du Saint-Sacrement. Cette expression de notre foi est un signe qui nous rappelle que l’eucharistie doit nous accompagner dans toute notre vie et que la communion que le Christ établit avec nous a pour vocation de s’étendre à toute la création et à toute l’humanité.

L’Eucharistie, c’est là que nous prenons part activement à la transformation du monde par la puissance de l’amour, c’est là que se construit la communauté des hommes, l’Eglise. Tels sont des aspects essentiels d’une spiritualité eucharistique. Spiritualité de notre père saint Norbert, spiritualité canoniale aussi. Qu’en ce jubilé, saint Norbert intercède pour nous, ainsi que tous les saints à qui il a été donné, comme au bienheureux Pierre Claverie, de puiser dans l’Eucharistie la force de leur témoignage jusqu’au sang. Qu’à leur exemple et par leur intercession, notre vie ne fasse plus qu’un avec le mystère de l’eucharistie que nous célébrons maintenant.  Amen !