Écrit par F. François-Marie

Solennité de notre Père saint Norbert – 5 juin 2021

900 ans ! On se sent petit devant un tel anniversaire, devant un Ordre qui a eu, à son apogée, 600 maisons en Europe ! Et pourtant, comme à la lecture des Pères de l’Eglise, il est fascinant de voir l’étonnante modernité d’un Ordre dont la tradition est si ancienne. L’ordre de Prémontré est une communauté nouvelle… du XIIe siècle ! Un siècle avant saint Dominique et saint François, saint Norbert a eu l’intuition véritablement prophétique qu’il fallait, pour la sainteté du clergé, des prêtres qui vivent en commun, qui mettent leurs biens ensemble comme les moines et tendent à la perfection évangélique par les vœux religieux, mais qui en même temps aient un ministère de prédication et de mission, comme les apôtres. 900 ans après, le contexte a changé, mais la forme de vie inaugurée par saint Norbert est toujours bien d’actualité, pour affronter les défis à l’intérieur de l’Eglise, en particulier la sainteté défigurée par tant de scandales à répétition, et les défis à l’extérieur de l’Eglise, à savoir l’annonce de l’Evangile dans un monde occidental déchristianisé. Pour éclairer mon propos, je voudrais revenir à deux conseils que nous donne aujourd’hui saint Paul, l’Apôtre par excellence, dans la liturgie. Ils sont valables à la fois pour nous autres, prémontrés, mais aussi pour chacun de vous ici du fait de votre baptême, deux conseils que nous lisons à l’office des Laudes, lorsque nous faisons mémoire d’un saint ou d’une sainte. Saint Paul nous exhorte tout d’abord à faire de notre vie entière un culte rendu à Dieu. Et ensuite, il nous appelle à une conversion, une transformation de notre manière de penser, en apprenant à discerner quelle est la volonté de Dieu.

Présentez à Dieu vos corps, votre personne tout entière, en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu. C’est là pour vous la juste manière de lui rendre un culte. Ainsi la vie chrétienne dans son ensemble est-elle comprise comme un culte rendu à Dieu. Dans le rituel de notre profession religieuse, chaque frère prémontré lit sa formule de profession à l’autel et il la dépose ensuite sur cet autel, où elle va rester durant toute la liturgie eucharistique, sous le corporal. Notre désir d’être associé au sacrifice du Christ et de faire de notre vie une offrande vivante à Dieu, s’exprime ainsi, à travers ce signe. La religion véritable, la manière juste de rendre un culte, est celle où la fidélité à Dieu se réalise par l’adhésion à Lui de tout ce qui fait notre personne et notre vie, jour après jour. La liturgie, dans la vie prémontrée, tient une place importante, mais pas seulement pour nous-mêmes, comme c’est le cas par exemple pour des moines, mais aussi, pour notre vie avec le peuple de Dieu qui nous est confié, comme chanoines réguliers. Notre liturgie est célébrée non pas seulement pour vous mais bien avec vous,  car vous aussi êtes appelés à faire de toute votre vie un culte rendu à Dieu. Il n’y a pas d’un côté une vie liturgique réservée à quelques-uns, et de l’autre une vie dans le monde, sans beaucoup de pratique religieuse ou sacramentelle, si ce n’est une parenthèse d’une heure par semaine au mieux, soit 1h sur les 168 h de la semaine, 0,59 % de votre temps ! La célébration commune, les sacrements et la liturgie nourrissent notre foi et notre manière d’agir, pour que le Christ vive vraiment en nous et que nous soyons ses témoins. On sait que saint Norbert accordait une grande importance à la liturgie, mais cette dimension de sa vie spirituelle n’était pas déconnectée du reste de son existence. Ses biographies évoquent à ce sujet une forme de trépied de sa spiritualité : il est dit de lui que « très souvent Norbert recommandait ces trois points : respect envers l’autel et les saints mystères ; correction au chapitre et ailleurs, des fautes et des négligences ; exercice de la charité et de l’hospitalité envers les pauvres ». Et le biographe commente ainsi : « Car, à l’autel, on montre sa foi et son amour pour Dieu ; dans la purification de sa conscience, le soin de soi-même ; par l’accueil des hôtes et des pauvres, la charité envers le prochain. » (Vita A, XII) La liturgie est donc inséparable d’un effort de conversion personnelle et d’une charité concrète les uns envers les autres. L’amour de Dieu, la juste estime de soi et l’amour du prochain se répondent et s’enrichissent mutuellement. Ils donnent à la vie chrétienne et à la vie religieuse leur poids et leur authenticité. Dans la lettre que le pape François a écrite à l’occasion de notre Jubilé, il dit ceci : « Aujourd’hui plus que jamais, la proclamation de la Bonne Nouvelle est nécessaire et demande, de la part de tous mais surtout des prêtres, un engagement généreux et, plus encore, une forte cohérence entre le message proclamé et la vie personnelle et commune. » Ce 9e centenaire est l’occasion, surtout pour nous religieux, de faire le point sur cette cohérence. Là où le christianisme est devenu minoritaire, cette exigence de cohérence et de sainteté est beaucoup plus grande. On ne se comporte pas de la même manière quand on est majoritaire ou qu’on est devenu minoritaire, et nous n’en avons probablement pas encore vraiment pris acte, nous autres chrétiens, nous autres clercs. Les chrétiens fidèles sont devenus plus exigeants, pour éviter que l’influence de la foi chrétienne dans la société ne s’effondre encore davantage. Il y a donc une aspiration forte à la sainteté dans l’Eglise. Quand on a un petit commerce, face à des géants de la grande distribution par exemple, la seule manière de s’en sortir, c’est la qualité ! Bien sûr, un décalage demeure souvent entre nos paroles et nos actes, entre la parole publique et solennelle de notre profession religieuse et notre comportement jour après jour, année après année. En connaissance de cause, le premier de nos vœux est bien celui de la conversion, un réajustement permanent, un effort vers une plus grande unification de nos vies. Il implique de reconnaître que toute vie religieuse, et plus largement toute vie chrétienne authentique, n’échappe pas au combat spirituel. Le sermon sur la montagne, dont nous venons d’entendre les premiers mots, nous le rappelle. Être pauvre de cœur, doux, affamé et assoiffé de justice, miséricordieux, pur, artisan de paix, tout cela ne se réalise pas de manière irénique et sans lutte souvent éprouvante, cependant le Christ nous promet qu’il s’agit d’un chemin de bonheur, d’un chemin vers la vie bienheureuse, vers le Ciel !

Mais faire de notre vie entière un culte offert au Seigneur ne se réalise pas à la force des poignets. C’est là que le second conseil de saint Paul, celui du discernement, est précieux. Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous (littéralement métamorphosez-vous !) en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait. La conversion, dans la vie chrétienne, ne met pas d’abord en avant un effort de la volonté, même si bien sûr la volonté prend part à cette conversion, mais un renouvellement de notre façon de penser, de notre raisonnement. Bien souvent le christianisme est présenté comme une morale volontariste. Certains groupes de chrétiens ont tendance à transformer leur conviction en idéologie, parce qu’ils se sentent menacés par l’évolution des mœurs et le retour de croyances et de morales non chrétiennes. Ils diabolisent le monde qui ne pense pas comme eux et jugent de manière très sévère les chrétiens moins intransigeants qu’eux. Mais on ne peut pas remplacer la pensée par la seule affirmation véhémente de ses convictions. Ce qui est premier est d’abord un renouveau de la pensée qui seule peut vraiment induire une nouvelle manière d’agir. Il est beaucoup question de conversion aujourd’hui, conversion pastorale, conversion écologique. Dans chacun des cas, il s’agit toujours de partir d’abord d’une certaine manière de voir le monde, la mission et la réalité, afin de conduire à des comportements vraiment nouveaux. Les chrétiens croient que Dieu s’est révélé, qu’il s’est fait connaître lui-même, et que cette révélation éclaire toute la réalité d’une lumière nouvelle. Dieu nous demande de renouveler notre manière de penser pour ne pas nous conformer au monde, mais pour que la vérité du Christ, la pensée du Christ comme dit saint Paul, éclaire notre compréhension de l’humanité, de la création, des relations humaines, de toute chose au fond, afin d’être capable de déployer un discours intelligent, un discours raisonnable, accessible aussi à ceux qui n’ont pas la foi. Il sera dans le monde comme une semence, un ferment, qui porte des fruits nouveaux, des comportements nouveaux, conformes à l’Evangile. Dans la vie de saint Norbert, il en a été de même. Elevé à la cour impériale, saint Norbert a d’abord, pour le dire un peu familièrement, marché dans le système, profité du système, un monde fait de luttes de pouvoir et d’intérêts, dans lequel les familles de la haute noblesse, dont il faisait partie, se partageaient la domination à la fois économique, politique et spirituelle de l’Europe. Mais après certaines expériences fortes qui lui ont ouvert les yeux et l’ont probablement dégoûté de ce système, en particulier en voyant la manière qu’avait l’Empereur d’exercer une pression terrible sur le pape et sur l’Eglise en général, saint Norbert a compris qu’il avait vraiment une conversion radicale à vivre. Il n’allait pas changer un système mais changer d’abord sa propre vie, son propre comportement. Une autre manière de comprendre les rapports entre les différentes formes d’autorité, celle du pouvoir politique, celle du pouvoir économique, celle de la vie spirituelle, apporterait une plus grande liberté dans la foi, une plus grande fidélité à l’Evangile, une plus grande justice aussi dans la répartition des richesses. La radicalité de la conversion de saint Norbert ne s’explique pas seulement par un volontarisme naïf. Dans sa lettre à l’abbé général, le pape François, pour évoquer la conversion de saint Norbert, ne parle pas de l’épisode souvent représenté dans l’iconographie, de Norbert tombant de cheval sur le chemin qui le menait à un rendez-vous galant. Réduire la conversion de Norbert à cet épisode serait avoir une conception un peu magique de la conversion. En revanche, le pape insiste sur le « long processus de discernement » de Norbert, qui a consulté « divers conseillers spirituels : l’abbé bénédictin Conon de Siegburg et l’ermite Ludolphe. À Rolduc, il a fait aussi la connaissance d’une communauté de chanoines réguliers qui suivaient la Règle de Saint Augustin ». Dans la vie religieuse, de manière traditionnelle, existe une pratique de l’accompagnement spirituel. Elle me semble indispensable pour une authentique démarche de conversion et permettez-moi d’encourager ici mes frères, surtout ceux qui sont dans la première moitié de leur vie, me semble-t-il, à prendre au sérieux ce point, à ne pas hésiter à prendre les moyens pour relire leur vie régulièrement avec un guide de confiance sûr. Car personne n’est en communication directe avec Dieu, nous avons tous besoin de médiations pour comprendre les choses et nous-mêmes. Nos ministères et nos charges évoluent aussi et pour y répondre au mieux, cet accompagnement est indispensable, ce travail sur soi-même n’est pas superflu, d’autant plus que nous sommes nous-mêmes sollicités pour guider les âmes. Comme nous le demande le pape François : « Chers fils et filles de Saint Norbert, gardez toujours ce cœur ouvert, qui ouvre aussi les portes de votre maison, pour accueillir ceux qui sont en quête d’un conseiller spirituel, ceux qui cherchent une aide matérielle, ceux qui souhaitent partager votre prière ». Et le pape poursuit : « à travers les siècles, les abbayes prémontrées ont développé une relation intense avec leur territoire, parce que dès le début, beaucoup de chanoines se sont préoccupés de l’accompagnement pastoral dans les paroisses. Par conséquent, les abbayes ont été non seulement actives dans l’accompagnement et l’accueil des pauvres, mais ont également développé et maintenu des contacts avec toutes les classes sociales. C’est ainsi que l’inspiration de Saint Norbert a survécu et est toujours l’une des richesses de l’Église universelle. »

Avec la grâce de Dieu, nous essayons de vivre ce charisme norbertin, ici à l’abbaye et dans nos prieurés, dans la mission d’accueil de nos hôtelleries et dans les paroisses qui nous sont confiées par les évêques, sur de vastes territoires autour de nos lieux de vie.

900 ans ! Si l’on se trouve petit devant un tel anniversaire, on peut aussi se sentir en sécurité, dès lors que nous cherchons à vivre dans la fidélité au charisme et à l’institution qui portent cette aventure depuis si longtemps. 900 ans d’histoire prémontrée confirment que Saint Norbert avait raison lorsqu’il assurait, nous dit son biographe, « que ceux qui voulaient rester avec lui ne pourraient dévier s’ils vivaient leur profession suivant l’Evangile, la doctrine des Apôtres et le règlement de vie proposé par saint Augustin. » C’est bien ce que nous voulons aujourd’hui. Prions pour que toujours de nouveaux jeunes entendent cet appel à vivre eux aussi, avec Notre Père saint Norbert et avec des frères, la vie apostolique. Amen !