Solennité de notre père saint Norbert – 6 juin 2022
Quand un ordre religieux fête son fondateur, il pense naturellement que toute la sainteté de son père spirituel se concentre dans son œuvre de fondation, une sainteté d’autant plus spectaculaire que le rayonnement de l’Ordre est grand. Avec près de six cents maisons à la fin du XIIIe siècle, l’ordre de Prémontré ne peut avoir qu’un grand saint à sa tête ! Nous l’avons lu d’ailleurs hier soir aux Vigiles, de la plume d’un contemporain de saint Norbert qui n’y va pas par quatre chemins : « depuis l’époque des Apôtres, aucun fondateur n’a conquis au Christ en si peu de temps un si grand nombre d’imitateurs de la vie parfaite » !
Cette vision des choses a toutefois quelques limites. Les ordres religieux ne sont pas à comptabiliser comme les multinationales d’aujourd’hui qui s’évaluent en chiffre d’affaire et en nombre de salariés, leurs fondateurs ne s’apprécient pas, comme les patrons des grandes entreprises, au montant de leur fortune personnelle. Je me souviens de la réflexion d’Eloi Leclerc dans son bel ouvrage sur saint François d’Assise, Sagesse d’un pauvre, où il dit en substance que si saint François n’avait fait que créer un ordre religieux de plus dans l’Eglise, sa vie aurait été un échec. Devra-t-on aussi penser que la valeur d’un saint fondateur varie, comme les actions cotées en bourse, en fonction de l’ampleur de leur ordre au cours des âges. Saint Norbert doit-il moins nous intéresser aujourd’hui, parce que nous sommes moins nombreux qu’au Moyen-Âge ?
Nous venons d’entendre l’Evangile des béatitudes et si saint Norbert est un saint, c’est bien parce qu’il est pour nous un véritable homme de Dieu, un homme des béatitudes. Sa sainteté ne se limite pas à son rôle de fondateur, d’autant plus que les historiens de notre Ordre s’accordent pour dire que saint Norbert est davantage un réformateur et un initiateur qu’un fondateur. Non seulement d’autres communautés de chanoines réguliers fleurissent à son époque, mais les uns et les autres s’enracinent dans un idéal plus ancien encore : celui de la vita apostolica, la vie à la manière des apôtres, dont la source est le mode de vie de la première communauté des Apôtres à Jérusalem, décrite dans les Actes des Apôtres. J’aime bien d’ailleurs ce terme d’initiateur, de celui qui ouvre une voie, qui trace un chemin. Là est probablement un des aspects de la richesse du charisme de saint Norbert : ses qualités relationnelles hors du commun attirent à lui de nombreux disciples. A peine Prémontré fondé, il quitte le lieu au printemps 1121 pour une tournée de prédication itinérante et revient avec 13 compagnons. A l’automne de la même année, il se rend à Cologne et revient avec 30 autres disciples. Les chiffres sont peut-être un peu hagiographiques, il n’empêche qu’ils parlent d’eux-mêmes. Mais saint Norbert n’est pas non plus un gourou séducteur. Il dénonce même les gourous de son temps, comme le laisse entendre son opposition aux doctrines et aux manières de faire de Tanchelin à Anvers, qui était un modèle d’abuseur en tout genre, d’après la Vita B. Saint Norbert attire à lui de nombreux disciples, mais il leur laisse beaucoup de liberté, trop peut-être pour certains, lorsqu’il reprend ses prédications itinérantes et finit par devenir archevêque de Magdebourg. Mais d’autres prendront le relais, et plutôt bien même, comme c’est le cas du bienheureux Hugues de Fosses, premier abbé de Prémontré.
La sainteté de saint Norbert s’exprime aussi dans son zèle à rétablir la paix. Il agit en ce domaine comme un fin politique, affamé et assoiffé de justice. Rétablir la paix entre les seigneurs, c’est assurer aussi la paix des populations et la stabilité économique, car les conflits incessants ravagent les cultures et déciment les troupeaux. Sa sainteté se manifeste plus que tout dans sa manière d’être pasteur de l’Eglise, où il conduit l’Eglise dans un esprit de pauvreté, avec charité, une parole enflammée, un grand élan missionnaire auprès des régions les moins christianisées de l’empire germanique. Magdebourg, dont il devient archevêque, n’est pas pour saint Norbert le couronnement d’une carrière ecclésiastique, mais un lieu où mettre en œuvre la réforme de l’Eglise et annoncer l’Evangile en vivant véritablement à la manière des apôtres.
L’abbé de Prémontré, Jean Despruets, a donc été bien inspiré, quand il a demandé au pape Grégoire XIII la reconnaissance de la sainteté de Norbert et sa canonisation, qui ne date officiellement que du 28 juillet 1582, soit 448 ans après la naissance au ciel de saint Norbert, le 6 juin 1134. Le calendrier prend son temps, la sainteté elle n’attend pas, comme toute la vie de Notre Père saint Norbert le manifeste depuis sa fulgurante conversion de 1115. Embrasé du feu de l’Esprit Saint, il s’est consumé au service de l’Eglise et de l’Evangile.
Cher fr Charles-Marie, c’est en te confiant à notre Père saint Norbert et au feu qui le brûlait que tu vas maintenant être institué acolyte. Tu accomplis déjà ce service avec soin et tu guides fidèlement les servants d’autel pour accomplir le service liturgique avec zèle et joie. Puises donc dans la sainteté multiforme de Notre Père saint Norbert la grâce de participer toujours davantage aux mystères que nous célébrons et d’y introduire les autres. Amen.