Solennité de l’Assomption – 15 août 2022
Il s’est penché sur son humble servante ; désormais toutes les générations me diront bienheureuse. Et notre génération, quelle vénération est-elle invitée à rendre à Notre Dame et pourquoi ?
Un regard sur l’histoire peut nous aider à y répondre. Pour le dire brièvement, l’époque des Pères de l’Eglise a surtout souligné la place décisive de Marie pour la foi au Christ : le Christ est inséparablement vrai Dieu et vrai homme, Marie est donc mère de Dieu. De même, pour comprendre le mystère de l’Eglise, en particulier l’Eglise Mère, l’Eglise sainte, l’Eglise assumée par le Christ comme tête de son corps, la théologie a eu recours à la méditation du mystère de Marie. Puis, à l’époque médiévale, la dévotion mariale soulignait la sainte humanité du Christ. Ensuite, jusqu’au XIXe siècle et au début du XXe siècle, la piété mariale s’est centrée de plus en plus sur Marie en elle-même, avec tous les titres de gloire qu’on peut lui attribuer, les litanies de la sainte Vierge par exemple : Marie, demeure de la Sagesse, maison d’or, rose mystique, splendeur du monde, etc. Mais déjà, la fin du XIXe siècle montrait les signes d’essoufflement d’une telle théologie. A quoi bon exalter Marie si c’est pour l’éloigner de nous, comme si Marie restait désormais dans la solitude des hauteurs célestes et nous dans l’isolement de nos péchés ? Comme pour équilibrer cette tendance, les nombreuses apparitions mariales du XIXe siècle ont montré que Marie est toute proche du peuple des croyants, spécialement des pauvres et des petits. Dans son Carmel, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, méditant sur tous les titres dont on honore Marie, affirme sans ambages : « elle est plus mère que reine », expliquant ainsi que la grandeur suprême de Marie ne lui inspire aucune frayeur parce que l’Evangile montre au contraire que la Vierge Marie, véritable mère, souffre avec nous et partage la peine de ses enfants. Au concile Vatican II une décision importante a été prise, dont le pape Benoît XVI a plusieurs fois souligné la justesse théologique, celle de ne pas développer une théologie mariale pour elle-même, mais de replacer Marie dans sa relation au Christ et à l’Eglise. Dès lors un nouvel accent de la théologie mariale s’est fait jour, sa relation non seulement au Christ et à l’Eglise, mais à ce qui fait l’identité humaine comme telle, à l’anthropologie. L’accent est mis sur la mission historique de Marie pour l’humanité, cette mission qui n’est pas achevée avec l’Assomption, mais qui se poursuit dans la vie de l’Eglise aujourd’hui. Marie éclaire ainsi de nombreux aspects de notre vie humaine et spirituelle.
J’en retiens trois que je voudrais évoquer succinctement : notre acte de foi, le sens de l’histoire et notre attitude comme chrétien vis-à-vis du monde.
Tout d’abord, Marie est par excellence la croyante, qui éclaire l’attitude fondamentale de l’homme dans son rapport à Dieu, cette attitude qui se dit d’un mot : la foi.
Le chant du Magnificat s’achève par une référence à Abraham : il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères, en faveur d’Abraham et sa descendance à jamais. De même que l’ancienne alliance s’est ouverte par la foi d’Abraham, la foi de Marie à l’Annonciation ouvre le Nouveau Testament. Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur, s’écrie Elisabeth, remplie de l’Esprit Saint. Comme pour Abraham, la foi de Marie est une confiance envers Dieu, quelle que soit l’obscurité de la route, une foi radicale. Les paroles de Dieu sont des promesses, elles nécessitent la foi pour croire non seulement à la parole présente, mais aussi à son accomplissement qui nécessite du temps et de la patience. Saint Augustin souligne à plusieurs reprises que Marie a conçu dans son esprit avant de concevoir en son sein : prius in mente quam in ventre. La foi de Marie nous apprend à sortir de l’impatience du « tout, tout de suite » pour entrer dans un chemin d’engendrement, d’accomplissement des promesses, qui prend du temps et passe par des moments plus obscurs : la nudité de la crèche, la parole énigmatique du vieillard Siméon sur le glaive qui transpercera l’âme de Marie. Quelle foi Marie a-t-elle eu, pour croire, au pied de la Croix, devant son Fils cloué à la Croix puis enseveli au tombeau, à la parole que l’ange lui avait pourtant dite à propos de Jésus, lors de l’Annonciation : « le Seigneur lui donnera le trône de son Père… et son règne n’aura pas de fin » ! Avec Marie, la croyante, nous aussi, nous sommes appelés à croire et donner à notre vie le sens d’un pèlerinage, dans l’attente d’un accomplissement progressif, lent et souvent caché, des paroles du Seigneur dans notre vie, à l’image de la graine qui meurt puis germe et porte du fruit, ou de l’eau qui s’infiltre comme par miracle à travers les roches les plus dures.
Marie la croyante est aussi la Femme qui éclaire le sens de l’histoire de l’humanité et notre histoire personnelle. Deux images se font échos dans l’Ecriture, au début et à la fin. A la Genèse, après le péché des origines, Dieu dit au serpent, symbole du Mal : je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance. Elle t’atteindra à la tête et toi tu l’atteindras au talon. Parole énigmatique qui s’éclaire dans la vision de l’Apocalypse, le signe de la Femme, de l’Enfant et du Dragon. L’histoire de l’humanité prend sens à partir de cette victoire de l’Enfant, né de la Femme, sur Satan. Quand le monde semble perdre la tête, s’enfoncer dans des chemins d’absurdité, de destruction de l’homme lui-même, de son identité, il faut l’aider à tourner son regard vers le Christ, mort et ressuscité, en qui une création nouvelle se fait jour. Par Marie, Dieu est entré dans l’histoire humaine pour la sauver et la relever.
Marie, la croyante, Marie la Femme, est enfin aussi Marie, la Mère, celle qui enfante dans la douleur et qui nous révèle un visage maternel auquel doit se conformer l’Eglise et nos communautés chrétiennes. Dans une hymne mariale ancienne, l’Alma Redemptoris mater, nous demandons à Marie de venir au secours du peuple de Dieu qui tombe et qui cherche à se relever, comme un petit enfant à qui sa mère apprend à marcher, qui tombe et qui cherche à se relever. Notre œuvre, comme chrétien, dans le monde, est de prendre part à cette éducation qui s’inscrit dans la durée. Nous sommes dans ce temps où certes, la descendance de la femme a écrasé la tête du serpent, où l’enfant mâle, le Christ, a été enlevé jusqu’auprès de Dieu et de son Trône, par sa résurrection d’entre les morts et son Ascension. Mais nous sommes aussi dans ce temps où le serpent atteint l’humanité au talon, où la Femme doit s’enfuir au désert, c’est-à-dire où l’humanité est menacée de tomber et doit fuir les occasions de chute. Par Marie, l’Eglise est appelée à prendre un visage maternel, fait de vigilance pour prévenir les chutes et de bonté pour consoler et aider à se relever. Ce visage, c’est bien nous, communauté des croyants, qui devons le laisser voir au monde : une vigilance généreuse dans le combat entre le bien et le mal pour nous engager sur la voie qui évitera les chutes au milieu de tous les périls, et une bonté infatigable pour consoler, pour manifester la douceur, la tendresse et la bonté de Dieu. Ainsi, avec Marie, nous prendrons part à l’enfantement spirituel d’un monde nouveau, dans l’Esprit Saint.
Telle est l’éclairage sur la vie de l’homme que nous apporte la dévotion mariale pour notre temps. Marie nous apprend à faire de notre vie un pèlerinage dans la foi. Elle nous pousse à porter un regard d’espérance en annonçant au monde que le Christ est la clé de compréhension de qui est l’homme. Marie enfin convie l’Eglise et chacune de nos communautés chrétiennes, en famille, en paroisse, dans nos communautés religieuses, à donner un visage concret à sa charité par une sollicitude maternelle, faite de patience, de vigilance et de tendresse. Foi, espérance et charité ! Puissions-nous ainsi, jour après jour, par la médiation maternelle de la Vierge, accueillir la bénédiction que Dieu, car sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent.