Chanoines réguliers de Prémontré
26
Avr
S. Ludolphe, évêque de notre Ordre
Écrit par F. François-Marie

Solennité de la Toussaint – 1er novembre 2021

Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse. L’Evangile de la Toussaint, l’Evangile des béatitudes est l’Evangile de la joie. Heureux êtes-vous ! « Quelles grandes choses Dieu sait tirer pour lui seul du rire d’un petit enfant ! » disait Bernanos, qui avait voulu écrire un roman dont le personnage principal serait un saint, dans l’ordinaire des jours, un laïc chrétien, une jeune fille de 20 ans en l’occurrence, et qui intitule l’ouvrage dont elle est l’héroïne : La joie.

Mais a-t-on seulement le droit d’être joyeux ? N’est-ce pas de l’insouciance, de l’irresponsabilité, un manque de sérieux ou encore de l’égoïsme ? Devant tous les problèmes d’aujourd’hui : le dérèglement climatique, les inégalités sociales, les idéologies dominantes qui veulent faire la loi, les guerres. A-t-on le droit d’être joyeux devant le vieillissement de bon nombre de communautés chrétiennes, devant l’ampleur des crimes commis sur des enfants, dans l’Eglise. Devant aussi notre faiblesse, nos péchés, notre lenteur à aimer Dieu, le prochain, à s’aimer soi-même ? Peut-on dire que tout cela n’est pas notre affaire ? Bien sûr que non ! Et pourtant, la tristesse serait-elle la bonne attitude, nous aiderait-elle mieux à faire face ? Ce n’est pas sûr ! Saint Paul oppose en effet une tristesse selon Dieu, qui produit un repentir salutaire qu’on ne regrette pas, et une tristesse du monde, qui elle, produit la mort (2Co 7, 10). Je pense à un jeune étudiant, qui avait été bouleversé, avec tous ses amis, par la mort d’une des leurs, décédée des suites d’une longue maladie. Après la messe de funérailles ils s’étaient retrouvés à plusieurs jeunes, dans la famille de leur amie défunte, et il m’avait dit avec émotion : c’étaient les parents eux-mêmes qui nous consolaient de la mort de leur fille. La tristesse était là, bien évidemment, et pourtant il y avait quelque chose d’autre, qui aidait à vivre, l’assurance que dans un si grand dénuement, Dieu ne pouvait être que présent auprès de ses enfants.

Dans l’Evangile, quand est-ce qu’il est question de joie ?

La joie s’éprouve après le temps d’un long désir, d’une recherche durable, d’une attente prolongée : la joie des mages qui retrouvent l’étoile pour les mener au bout de leur quête, à la crèche, la joie des anges qui annoncent que le Sauveur attendu vient de naître. C’est aussi la joie de celui qui découvre un trésor caché dans le champ et vend tout pour acquérir cette terre, la joie des disciples qui rentrent de mission, la joie du maître, partagée par ceux qui ont fait fructifier leurs talents, la joie de la brebis retrouvée, du fils prodigue de retour à la maison du Père. Au fond, dans toutes ces situations, la joie jaillit de l’expérience d’une forme de salut. Parfois, dans le sacrement de la réconciliation, nous sommes témoins du visage rayonnant de quelqu’un qui vient de recevoir le pardon de Dieu, son regard, habité par une nouvelle lumière, quand le fardeau trop lourd a été déposé aux pieds du Seigneur.

Dans l’Evangile, la joie est aussi celle de la présence du Seigneur. C’est la joie de Jean Baptiste, l’ami de l’époux, qui se réjouit de la venue de l’époux, et d’être là, témoin. C’est la joie des disciples, devenus amis du Seigneur, car ils gardent ses commandements et sa parole. Ils reçoivent le Seigneur en eux. Joie des apôtres surtout, quand Jésus ressuscité apparaît au milieu d’eux. Saint Luc fait remarquer que : « dans leur joie, ils n’osent pas croire encore » ! C’est la joie dont Jésus dit qu’elle est Sa joie, la joie parfaite, que nul ne peut nous enlever. Cette joie, nous tendons vers elle, assurément. Les saints que nous fêtons aujourd’hui ont atteint cette joie en plénitude, ou c’est elle, plutôt, qui les a définitivement rejoints. La joie n’est plus seulement la mienne, mais celle de Dieu en moi. On comprend qu’elle puisse me prendre parfois, sans crier gare, sans tenir compte de ma situation, des épreuves ou des plaisirs humains qui m’adviennent. Cette joie est déjà une expérience de la résurrection, une victoire de la vie sur la mort. Loin d’être coupable, cette joie est au contraire un élan qui va nous permettre d’affronter avec courage l’épreuve du mal et de la mort et de nous rendre proches de ceux qui sont dans la souffrance. Saint Paul dit aux Romains : « réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec celui qui pleure » (Rm 12, 15). L’ordre dans lequel saint Paul dit les choses est important : peut-être que seul celui qui sait se réjouir avec qui est dans la joie, saura vraiment pleurer avec qui est dans la peine. Savoir se réjouir du bonheur des autres n’est pas toujours si facile, des sentiments moins nobles peuvent s’insinuer en nous, l’envie par exemple. Mais si Paul dit les choses dans cet ordre, c’est parce que la source de la joie, en nous, est plus qu’une simple solidarité humaine, elle est la présence du Christ ressuscité, vainqueur de la mort, qui fait son œuvre de vie et de salut en nous.

En fin de compte, nous sommes donc confrontés à un choix. Dans l’Evangile, la joie n’est pas automatique : il y a le jeune homme riche, qui s’en va tout triste, parce qu’il a de grands biens. Il y a le fils aîné de la parabole, qui n’arrive pas à se réjouir, à manger et à festoyer avec son frère, alors que celui-ci était mort mais est revenu à la vie ; il y a aussi la joie éphémère de celui qui, dans la parabole du semeur, accueille la Parole avec joie, mais succombe dès que l’épreuve ou la persécution surviennent. Dans chacune de ces situations, la joie apparaît comme un cadeau, un don qu’on ne possède pas par nous-mêmes, mais qu’on reçoit pour le faire fructifier. Un don qui est pourtant déposé en nous, comme un trésor caché, trop enfoui parfois, malheureusement. La joie est communicative, elle redonne de l’élan, du dynamisme. On peut toujours rester à l’écart, bien sûr. Mais ce qui fait la marque de la sainteté, c’est la joie que les saints laissent sur leur passage, non comme une richesse inatteignable, mais comme un don offert aux pauvres. L’héroïne de Bernanos, dans son roman, assiste son père spirituel dans son agonie, un vieux prêtre, un saint homme, l’abbé Chevance, qui, à l’heure de la mort, éprouve pourtant une grande solitude et ne veux pas mourir. La jeune fille lui dit alors, doucement : « je voudrais vous donner ce que j’ai… ma joie, ma pauvre joie qui vous plaisait tant. »

Frères et sœurs, la joie de Dieu, la joie des saints, est offerte aujourd’hui. Et si nous nous en saisissions, pour la donner autour de nous ? Amen !