Chanoines réguliers de Prémontré
25
Avr
S. Marc, évangéliste
Écrit par F. François-Marie

Messe de la nuit – Noël 2021

Un enfant nous est né, un fils nous a été donné. « Sa langue ne parle pas encore », dit saint Bernard, « mais déjà tout ce qui le concerne crie, proclame, évangélise » (Sermon III, 2 pour Noël).

J’aimerais m’arrêter ce soir à une de ces choses qui le concerne, le recensement. Qu’a-t-il à nous apprendre ? Pour raconter la naissance de Jésus, saint Luc donne en effet une large part au contexte politique dans lequel s’accomplit cet événement. Il est question de l’empereur César Auguste, du gouverneur Quirinius, et surtout du recensement décidé par le pouvoir romain. On peut se demander ce que vient faire la politique dans la crèche ! Pourtant, lorsque l’ange annonce aux bergers qu’ « aujourd’hui, vous est né un Sauveur », ce titre n’a rien d’anodin, il est loin de ne concerner que la sphère privée. Hérode d’ailleurs ne s’y trompe pas, car lorsque les mages lui demandent où est né le roi des Juifs, il s’en émeut grandement.

Mais saint Luc ne présente pas le contexte politique comme un simple décor pour son récit. Car ce monde du pouvoir est en pleine action : sa grande affaire est l’organisation d’un recensement de toute la terre. Il en est question à 4 reprises dans les premiers versets. C’est dire son importance. On peut imaginer le bouleversement que cela représentait pour les gens, longues files d’attentes bruyantes, déplacements et bousculades, caravanes de voyageurs dans toutes les directions, incertitudes et inquiétudes sur les routes, le tout sous la pression des soldats romains chargés d’organiser l’entreprise. Dans l’histoire d’Israël, le recensement est un acte à accomplir avec précaution. Dieu lui-même le demande parfois, comme au livre des Nombres, justement nommé parce qu’il s’ouvre sur l’ordre divin de recenser toutes les tribus d’Israël. En revanche, quand il s’agit d’une démarche dont les hommes ont l’initiative, il faut être prudent. La mesure n’est guère appréciée des populations, car le recensement est toujours effectué en vue de lever de nouveaux impôts, avec plus de rigueur encore. Surtout, Dieu lui-même n’est pas bien favorable à ces calculs. Derrière cette démarche, se glisse souvent la tentation de s’approprier la vie des autres, or toute vie appartient à Dieu. Le roi David l’a appris à ses dépens. A la fin du second livre de Samuel, il accomplit un recensement pour mesurer sa force, comptant le nombre de soldats potentiels dont il dispose dans son royaume. David met sa confiance en lui-même et non en Dieu. Et Dieu va lui faire comprendre, à travers le fléau de la peste, qui s’abat sur Israël, que la vie appartient à Dieu : nul homme ne peut se rendre maître de la vie, de son origine à son terme. D’Hérode, avec le massacre des saints innocents, à Pilate, condamnant Jésus à mort, le Christ aura à subir les conséquences de cette tentation qui domine l’homme d’hier et d’aujourd’hui.

Saint Luc place ainsi la Nativité face à l’attitude totalitaire de recenser tout le monde habité. C’est dans ce monde, que Marie met au monde son fils premier-né ; elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire, car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune. Il n’y a pas de place, de lieu, pour le Messie, dans cette domination totalitaire sur le monde. C’est le signe que Jésus vient d’ailleurs, qu’il n’est pas de ce monde. Il est Dieu né de Dieu, lumière né de la lumière, proclamerons-nous dans le Credo. Dès sa naissance, Jésus conteste les logiques totalitaires de ce monde, qu’elles soient d’ordre économique, politique, technologique, idéologique. Jésus y échappe et nous invite à la liberté de conscience. En même temps, Jésus est impliqué dans ce recensement qui conduit Joseph et Marie à accomplir le voyage de Nazareth à Bethléem. Origène, dans son commentaire de l’Evangile de saint Luc, voit dans ce recensement l’annonce de l’universalité du Salut. Il écrit : « il a fallu que le Christ aussi fût recensé dans ce dénombrement de l’univers, parce qu’il voulait être inscrit avec tous pour sanctifier tous les hommes, et être mentionné sur le registre du monde entier pour offrir à l’univers de vivre en communion avec lui. » (Sur S. Luc, Homélie XI, 6)

Mais à qui cette naissance est-elle annoncée ? Ni à César, ni à Quirinius, mais à des bergers. Ils semblent, eux, échapper au recensement. Sans doute n’intéressent-ils pas la puissance économique en place, on ne peut guère tirer de profit avec eux. Il existe toujours un point aveugle dans les logiques purement mondaines, une partie de la population à laquelle on ne s’intéresse guère. Peut-être que nous aussi, nous avons nos points aveugles, ceux à qui nous ne prêtons pas attention.

L’Ange de Dieu, lui, annonce aux bergers que Dieu prend soin de tout son peuple. C’est alors qu’une multitude apparaît, non pas celle d’un recensement terrestre, mais la foule des anges, la troupe céleste innombrable, vraie puissance de Dieu qu’on ne peut recenser, car Dieu est infini. Il ne s’agit pas de se faire inscrire sur les listes des recensements humains, mais, comme le dit la lettre aux Hébreux, d’appartenir à la foule de ceux qui vivent dans la foi, « étrangers et voyageurs sur la terre » (He 11, 13), mais assemblée des premiers-nés dont les noms sont recensés dans les Cieux (He 12, 23). Nous qui fêtons cette sainte Nuit de Noël, nous sommes en cette messe, particulièrement unis à la foule de ceux qui nous précèdent auprès de Dieu, dans nos familles, nos amis, ceux que Dieu a pris auprès de lui et a déjà recensé dans son Salut et sa Miséricorde. Saint Grégoire le Grand s’interroge : « Pourquoi ce recensement du monde au moment où le Seigneur va paraître ? » et il répond « N’est-ce pas parce que venait dans la chair celui qui recenserait ses élus dans l’éternité ? » (Homélies sur l’Evangile, VIII, 1).

La langue du nouveau-né ne parle pas encore, comme le disait saint Bernard, mais il nous invite déjà à venir à la crèche, avec les bergers, pour adorer l’Agneau véritable, et prendre part à la foule immense de ceux qui ont suivi le Christ, cette foule dont l’Apocalypse nous dit que nul ne peut la dénombrer (Ap 7, 9). Amen !