Chanoines réguliers de Prémontré
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Oct
Écrit par f. François-Marie

5 octobre 2025 – Solennité de la Dédicace de l’église abbatiale

Huysmans, décrivant dans un de ses romans intitulé En Route, l’église Saint-Sulpice à Paris, parle de « l’horreur de la nef, voutée de pesants berceaux ». Le génie du père Eustache Restout, ici, à Mondaye, est d’avoir construit une église, moderne pour l’époque, c’est-à-dire dans le style classique, comme à Saint-Sulpice, mais tout en y gardant de véritables voûtes gothiques, avec leurs croisées d’ogives qui donnent à notre abbatiale un élan, une élévation, qu’on ne retrouve pas ailleurs dans les églises de la même époque.

Laissons-nous donc élever par cette architecture, afin qu’elle nous dise quelque chose de ce que nous célébrons aujourd’hui, dans cette liturgie. Celui qui entre dans cette église et s’avance vers un des volumineux bénitiers en marbre, pour y plonger la main et faire sur lui, avec l’eau, le signe de Croix, en mémoire de son baptême, a le regard attiré vers une autre Croix, celle de l’abside, tout au fond du chœur. Elle oriente le regard, qui, s’il n’est pas trop pressé, permet déjà d’entrer en prière. Qu’elle est belle cette Croix, où le Christ crucifié, encore vivant, lève le regard vers le Ciel, vers son Père, tandis qu’un des trois anges, au pied de la Croix, tourne son visage vers l’enfer, perçant d’une lance la tête de l’antique dragon définitivement vaincu ! Un autre angelot nous regarde, tenant dans sa main droite un parchemin où il est écrit : deletum est chyrographo. Ce sont les premiers mots de Col 2, 14 où saint Paul dit : Il a effacé le billet de la dette qui nous accablait en raison des prescriptions légales pesant sur nous : il l’a annulé en le clouant à la croix.

A la droite et à la gauche du Christ en Croix, deux femmes : La Vierge Marie et Marie Madeleine. Elles nous disent qui est l’Église : l’épouse de l’Agneau, comme nous l’avons entendu dans la lecture de l’Apocalypse. Et il est beau de voir ensemble la Vierge immaculée, qui a donné naissance au Sauveur, et Marie Madeleine, la pécheresse pardonnée, dont étaient sortis sept démons, nous dit saint Luc. La mission de l’Église est de conduire l’humanité à la rencontre avec le Christ, à la conversion et au salut. Il est adressé à chacun, ce mot de Jésus à Zachée : « aujourd’hui il faut que j’aille demeurer dans ta maison ».

Mais entre le signe de Croix que nous avons fait en entrant dans l’église et dont nos doigts encore humides se souviennent, et la Croix du chœur, baignée de lumière, vers où nos yeux sont attirés, s’impose à nous, majestueux, barrant presque totalement le chemin, l’autel. Il semble sculpté dans un seul bloc de marbre, même s’il s’agit en fait d’un trompe-l’œil. Consacré il y a exactement 300 ans, en 1725, il est probable qu’Eustache Restout ait gardé pour son emplacement celui de l’autel de l’église antérieure, la deuxième abbatiale. Autel imposant, en forme de sépulcre, avec sur son devant un tableau de la mise au tombeau, qui nous donne l’impression que le Christ entre littéralement dans l’autel. Cet autel, avec les médaillons qui rappellent les scènes vétérotestamentaires qui préfigurent l’Eucharistie, tels que le sacrifice d’Isaac, l’agneau pascal immolé ou la manne au désert, nous apprend le nouveau culte que l’Église célèbre en ce lieu. Culte nouveau pour lequel les anges, dans la coupole au-dessus de l’autel, sont en train de faire de la place, débarrassant les instruments nécessaires aux anciens sacrifices, dont parle la lettre aux Hébreux : le chandelier, la table, l’exposition des pains, l’autel des parfums et l’arche d’alliance. Quel est ce culte nouveau dont nous célébrons le mémorial en chaque eucharistie ? La lettre aux Hébreux (He 9, 14) nous le dit : il s’agit de l’offrande du sang du Christ, qui par un Esprit éternel, s’est offert lui-même sans tache à Dieu, afin de purifier notre conscience des œuvres mortes pour que nous rendions un culte au Dieu vivant.

Pour que nous comprenions le sens de l’eucharistie que nous célébrons, le père Eustache Restout nous a donné bien des rappels scripturaires, ceux des huit médaillons, ceux des deux grands tableaux des transepts : le repas chez Simon qui invite à la conversion et la purification du Temple qui rappelle que l’Église est la maison de prière destinée à tous les peuples, il nous a donné aussi les quatre évangélistes et les quatre grands prophètes de l’Ancien Testament, qui convergent vers le Christ, clé d’interprétation des Écritures, autant de signes de l’importance accordée à la Parole de Dieu. Cette place a été rappelée par la réforme liturgique voulue par le concile Vatican II et nous souhaitons l’honorer davantage désormais par un nouvel ambon, réalisé cette année, en 2025 et qui reprend les motifs décoratifs de l’autel.

Voilà en quelques mots notre abbatiale. Je parlais de ceux qui, entrant dans cette église, plongent la main dans le bénitier. Mais je voudrais mentionner quatre autres catégories de personnes pour ainsi dire.

Le frère, tout d’abord, qui descendant l’escalier des matines, plonge la main dans le bénitier à l’entrée du transept sud et qui vient, cinq fois par jour au moins, chanter la louange divine dans cette église, qui a été réalisée en pensant à lui, à ce frère d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

Le bienfaiteur, ensuite, qui repose en paix, sous les dalles de cette abbatiale, depuis le XIIIe ou le XIVe siècle, parce qu’en échange d’un don, souvent en nature, son nom figure sur l’obituaire, le registre des défunts, à la date de sa mort, afin qu’on se remémore de lui chaque année et qu’on prie pour lui.

Et puis je pense à un de ces personnes qu’on ne voit pas le dimanche, mais qui connaît bien l’abbatiale. Elle ne s’attarde pas à écouter mes descriptions, quand elle rentre dans l’église, elle va à l’essentiel, directement auprès de Notre-Dame de Lourdes, heureusement placée près de l’entrée. Comme le publicain de l’Évangile, elle n’ose pas avancer plus loin, mais elle prie, écrit sur le cahier des intentions, et met une bougie dont la lumière est épaisse de toutes les peines et de toutes les demandes qu’elle présente au bon Dieu.

Et enfin, peut-être le plus important, il y a celui qui entre dans cette église dont il ignore tout. Il ne mettra pas la main dans le bénitier, il ne sait pas à quoi ça sert, il n’est pas baptisé, mais il s’arrêtera peut-être, frappé par la lumière, touché par le silence, saisi par l’odeur de l’encens. Un univers si loin de son quotidien. Il est possible que la grâce de Dieu vienne le toucher ici. Toutefois une chose est sûre, elle aura besoin, cette grâce, non seulement de la belle pierre de Caen ou de Creully dont est bâtie cette abbatiale, mais des pierres vivantes que nous sommes chacun, ici présent, pour que le salut entre dans sa maison.

Amen !

Fr François-Marie