Chanoines réguliers de Prémontré
22
Juin
Fête-Dieu, Solennité du Saint-Sacrement
Écrit par f. Gabriel

18 mai 2025 – Ve dimanche de Pâques

Pourquoi Jésus parle-t-il clairement de nouveauté pour quelque chose qui semble si ancien ? « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. » Ce commandement n’existait-il pas déjà dans l’Ancien Testament, où il est écrit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ? En quoi ce commandement de l’amour est-il nouveau ? Je donnerai deux explications à cette nouveauté : premièrement, Jésus ne parle pas de n’importe quel amour ; deuxièmement, ce commandement nouveau signifie en réalité l’amour de Dieu.

            Tout d’abord, Jésus ne parle pas ici d’un amour simplement humain, d’un attachement ordinaire, ou naturel, lié à certaines sympathies. Il n’y a rien de nouveau dans cet amour ! « Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? » (Mt 5, 47) Il ne s’agit donc pas simplement de l’amour qu’on trouve entre amis, entre membres d’une famille ou dans un couple. Jésus parle d’un amour qui ressemble à celui qu’il nous a montré lui-même : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». S’il s’agit d’un amour fondé sur l’exemple du Christ, le commandement nouveau est donc celui d’un amour profond, fidèle et désintéressé tel que le Christ l’a vécu, un amour qui s’abaisse,comme il l’a montré en lavant les pieds de ses disciples, un amour qui va même jusqu’à se livrer pour ses ennemis.

            Non seulement Jésus ne parle pas de n’importe quel amour, mais ce commandement nouveau signifie en réalité l’amour de Dieu. À première vue, il pourrait sembler que Jésus ne parle pas de l’amour de Dieu, puisqu’il insiste plutôt sur l’amour mutuel entre les disciples. Néanmoins, comme le dit saint Augustin, « n’allez pas penser que, quand le Seigneur a dit : Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres, a été omis ce commandement plus grand qui nous prescrit d’aimer le Seigneur notre Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit[1]. » En réalité, pour peu qu’on les comprenne justement, ces deux commandements de l’amour de Dieu et du prochain s’enracinent l’un dans l’autre. « Car celui qui aime Dieu ne peut pas mépriser celui qui ordonne d’aimer le prochain, et celui qui aime son prochain d’un amour saint et spirituel, qu’aime-t-il en lui si ce n’est Dieu[2] ? », interroge saint Augustin. C’est cet amour de Dieu que Jésus nous enseigne lorsqu’il dit : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » « Qu’a-t-il aimé en nous en effet si ce n’est Dieu […] pour que nous le possédions, pour qu’il nous conduise […] là où Dieu sera tout en tous[3]. »

            Ce commandement de l’amour est ainsi vraiment nouveau en raison de sa source (1) et de sa finalité (2).

  1. C’est un amour fondé sur ce que nous sommes réellement : des fils du Très-Haut, frères du Fils unique. C’est l’amour divin dans l’Église, Épouse du Christ, qui unit « des gens de toute tribu, langue, peuple et nation » (Ap 5, 9) ; c’est l’amour extraordinaire dans le Corps du Christ qui est tel que « si un seul membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance ; si un membre est à l’honneur, tous partagent sa joie » (1 Co 12, 26).
  2. On ne peut pas séparer l’amour de Dieu de l’amour du prochain : ils sont les deux faces d’un même amour. Cela signifie que l’amour du prochain, s’il est pur et juste, ne s’attache pas seulement à la personne humaine en tant que telle, mais à Dieu présent en elle en tant qu’image de Dieu. Lorsqu’on aime d’une manière spirituelle et non charnelle, ce qui est aimé en l’autre, c’est Dieu.

            Les amis du Christ, les saints, peuvent nous aider à comprendre en quoi le commandement de l’amour donné par Jésus est vraiment nouveau. J’aimerais vous parler aujourd’hui de Madeleine Delbrêl, une femme du début du XXe siècle qui s’est convertie à l’âge de 20 ans. Cette femme est une artiste : elle envisageait une carrière de poète. Toutefois, en entendant le commandement nouveau de l’amour, Madeleine va choisir d’exercer l’art de la charité plutôt que de poursuivre une carrière artistique. Les apôtres dans l’Évangile étaient pêcheurs, ils vont devenir pêcheurs d’hommes. Madeleine était artiste ; elle va pratiquer une autre forme d’art, la charité. « Elle renonce à l’acte symbolique de la poésie pour l’acte concret du don de soi[4]. » Elle renonce à la passion de l’art pour entrer dans la passion de la charité, car, pour elle, la charité est une forme de l’art. « Pour Madeleine, l’artiste est celui qui communie à la souffrance du monde et qui va en faire jaillir la beauté[5]. » Ainsi, l’amour selon le commandement nouveau est vraiment un art : il recueille la souffrance et les larmes pour les transformer en une œuvre sublime, il nous pousse à rejoindre les incroyants et les pauvres pour leur apporter la joie de croire.

            Le commandement de l’amour, donné par Jésus à l’heure de passer de ce monde au Père, est bien nouveau. Parce qu’il nous fait aimer Dieu en notre prochain, il nous dépouille de notre manière d’être ancienne pour nous faire devenir des personnes nouvelles, des artistes de l’amour qui ont pour mission de rendre ce monde plus beau. Finalement, si le commandement de l’amour du prochain est nouveau, c’est parce qu’il nous renouvelle, nous transforme profondément.

Permettez-vous au Christ ressuscité de réveiller l’âme d’artiste qui sommeille en vous ?


[1] Augustin D’Hippone, Œuvres de saint Augustin. Homélies sur l’évangile de saint Jean, Tractatus LXV, 2, Institut d’Etudes Augustiniennes, coll. « Bibliothèque augustinienne » 74 A, 1993, p. 199.

[2] Ibid., p. 201.

[3] Ibid.

[4] Gilles François, Bernard Pitaud, Madeleine Delbrêl – A l’écoute de la parole. Souffrance et joie. L’eucharistie vécue, Paris, Ephata, 2024, p. 136.

[5] Ibid., p. 120.