16 mars 2025 – IIè dimanche de Carême
Pour ceux qui ont déjà lu le Seigneur des Anneaux, ou bien vu les films, avez-vous repéré la « transfiguration » que Tolkien a mise en scène ? C’est le propre des contes que de nous aider à voir les choses autrement. Alors cette « transfiguration » selon Tolkien, riche de références évangéliques, ne pourrait-elle pas nous aider à nous sentir plus directement concernés par la Transfiguration de Notre Seigneur ? Je vous propose un petit passage par la trilogie du Seigneur des anneaux, pour ensuite retourner au texte de l’évangile avec une attention plus aiguisée, et peut-être par-là vivre ce Carême d’une manière renouvelée.
Dans l’imaginaire de Tolkien, parmi les personnages clefs, il y a Gandalf, un être aimant, sage, amical, juste, fort, engagé pour le bien. Entre les tomes 1 et 2, Gandalf disparaît pendant trois jours aux yeux de ses amis. Ce seront trois jours de combat contre une sorte de démon. Sa « transfiguration » survient précisément à ce moment-là, alors qu’il réapparaît, après qu’il se soit sacrifié pour ses amis. Comme dans les évangiles, Gandalf apparaît à trois proches compagnons dans l’éclat d’une lumière aveuglante : « ses cheveux étaient blancs comme neige au soleil, et sa robe d’un blanc étincelant[1] ». Mais comment expliquer que Gandalf ait été ainsi transfiguré ? Imaginez un sceau qui s’imprime sur la cire chaude, pour cacheter une lettre, ou authentifier un document. Eh bien, Gandalf est devenu lumière, parce que la cire de tout son être a été ramollie par le généreux don de lui-même dans le combat pour la lumière. Si le héros apparaît resplendissant, c’est ainsi parce que la lumière du bien, de l’amour, du sacrifice, l’a totalement marqué, transformé, comme un sceau imprime sa marque sur la cire. Sa lumière ne vient pas de lui, mais d’un Autre, de même que la cire reçoit toute sa forme de l’impression du sceau. Le sceau compte plus que la cire, mais le sceau a besoin de la cire pour s’exprimer, et la cire imprimée devient signe (sacrement) du propriétaire du sceau…
Retournons à présent à l’évangile. La Transfiguration de notre Seigneur est racontée, non à la manière d’un journaliste qui rapporterait des faits bruts, mais par un auteur inspiré qui a un certain projet théologique. Dans la Transfiguration selon saint Luc, deux idées sont particulièrement mises en avant : celle d’« exode » et celle de « gloire » : « Voici que deux hommes s’entretenaient avec lui : c’étaient Moïse et Elie, apparus dans la gloire. Ils parlaient de son départ [exode] qui allait s’accomplir à Jérusalem. » L’exode que s’apprête à vivre Jésus est la descente dans la mort, en sacrifice de pur amour, pour nous sauver. La gloire qui transfigure Jésus est l’expression du Père en son Fils. Parce qu’Il n’est qu’un avec le Père, le Fils est Dieu : le sceau du Père est imprimé en Lui de toute éternité. Parce qu’Il est le Fils, Verbe fait chair, vrai Dieu et vrai homme, Amour incarné, le Christ est totalement marqué du sceau du Père et Il exprime Sa Gloire. La Transfiguration est la manifestation de la divinité dans l’humanité de Jésus. Si la lumière divine éclate sur le visage de Jésus au moment de la Transfiguration devant Pierre, Jacques et Jean, cette même lumière était dans les moindres gestes du Christ, quand il guérissait, parlait à quelqu’un, même quand il dormait tout petit dans la crèche. Elle fut aveuglante sur la croix alors qu’il donnait tout. C’est beau… mais en quoi cela peut m’aider à mieux vivre ma vie chrétienne ?
Frères et sœurs, cet évangile de la Transfiguration nous révèle que la gloire de Dieu peut et veut s’exprimer jusque dans notre humanité. Si Tolkien raconte la transfiguration de Gandalf dans son conte, c’est pour nous dire que la transfiguration concerne aussi notre propre chair ! « Le Père s’est exprimé dans le Fils, parce qu’il a la force inconcevable de pouvoir être le même et unique Dieu dans un autre que lui […]. Et ainsi est-ce encore cette même force qui permet à Dieu de s’exprimer en dehors de lui-même, en ce qui n’est plus divin[2] » Dans son humilité, Dieu veut aller jusqu’à s’exprimer en notre propre humanité. Voulez-vous un exemple ? Il y a 800 ans, un homme qui s’appelait François a voulu partager l’exode de Jésus : il a mis ses pas dans les siens, mémorisant les paroles de l’Évangile et agissant selon elles dans sa vie quotidienne. Il comprit que la pauvreté volontaire était le chemin pris par Jésus : pauvreté du Fils de Dieu venant dans la chair ; pauvreté du prédicateur itinérant en Palestine ; pauvreté du Fils priant le Père ; pauvreté de l’Homme compatissant envers toute forme de détresses ; pauvreté du Maître lavant les pieds de ses disciples ; pauvreté du Serviteur souffrant la mort de la croix. Et saint François fut pour ainsi dire transfiguré : il devient « expression de l’amour du Crucifié ». Il reçut en effet les stigmates, ces marques imprimées dans sa chair, que nous pouvons comprendre comme les signes – ou sceau – de la conformité de la vie de François avec celle de Jésus : « L’amour de l’homme amollit la cire du cœur, l’amour de Dieu y imprime son sceau[3] ». François a cherché à aimer et, dans son initiative gratuite, Dieu a comme confirmé cet amour par ces signes visibles. Le sceau est donné par Dieu, mais nous pouvons travailler la cire.
Alors, comment bien vivre cette deuxième semaine de Carême qui s’ouvre par l’évangile de la Transfiguration ? En faisant des petits sacrifices par amour, en donnant avec amour ce que nous avons, en accueillant le Crucifié comme l’Époux de mon cœur, ma cire sera ramollie. Si Dieu le veut, Il pourra s’y imprimer, pour que, dans la nuit de Pâques, je puisse briller de la lumière de Dieu, comme le Cierge Pascal que nous porterons dans notre exode.
[1] John Ronald Reuel Tolkien, Les deux tours, Paris, Bourgois, 2015, p. 115.
[2] Hans Urs von Balthasar, Gloire. Une esthétique théologique. II. Eventail de styles. 1re partie : Styles cléricaux., vol. 1, Freiburg, Johannes Verlag, 2021, p. 399.
[3] Ibid., p. 317.