11 septembre 2022 – XXIVè dimanche du T.O

Le fils aîné avait tourné les talons et quitté d’un pas rapide la maison où la musique et les danses résonnaient. Il ne pouvait pas supporter ce tintamarre, cette excitation joyeuse l’exaspérait, il avait besoin de calme, pour retrouver ses esprits. La colère bouillonnait encore en lui. C’était trop facile : l’autre s’en va, on n’entend plus parler de lui, il ruine la famille, vit en débauché et maintenant monsieur revient et on lui fait la fête, comme si de rien n’était. Non, c’est trop facile ! Si le père passe tout, avec moi, ça ne se passera pas comme çà. Et puis, c’est profondément injuste, je n’ai jamais rien demandé ni rien pris pour moi, pas même un chevreau, je n’ai pas démérité, et on tue le veau gras pour ce va-nu-pieds.

Il reprenait le chemin qui descend de la maison vers les champs, la nuit descendait, elle aussi, sur cette belle demeure, sur les oliviers qui l’entouraient et sur les vastes horizons où paissaient les troupeaux, dans la tranquillité du soir. Le son de la fête s’estompait, peu à peu, le calme revenait en lui. Ce va-nu-pieds… en s’adressant à son père, il avait dit, sur un ton de mépris : ton fils que voilà ! Et le père lui avait répondu : ton frère que voilà ! Au fond, je n’ai pas vraiment prêté attention à son départ. Quand il est parti, j’étais tellement pris par mon travail, par ce que je devais faire, je ne m’en suis pas rendu compte. Je voyais bien mon père sortir, le soir, à regarder au loin, du haut de la terrasse. Je ne comprenais pas ce qu’il faisait, ou plutôt je ne voulais pas comprendre, à quoi bon attendre un fils qui a voulu la mort de son père en réclamant sa part d’héritage. Il n’était plus son fils, il n’était plus mon frère. Mon père a raison : ton frère que voilà était mort, il est mort, il n’est pas digne d’être appelé son fils, ni d’être appelé mon frère. C’est ça la justice, la vérité.

La nuit était presque tombée désormais. Le fils aîné avait marché, longtemps, il ne se souvenait plus d’avoir été si loin de la maison, il était tellement habitué aux allers-retours entre les champs et la maison, métro-boulot-dodo. Mais cette route-là, par laquelle il s’était enfoncé dans la nuit, il la connaissait mal. S’il l’avait déjà prise, c’était il y a bien longtemps. Il s’arrêta. Un muret de pierre parsemé de quelques épines remontait le long d’une pente abrupte. Il s’adossa aux pierres, au bord du chemin. Le silence était bon à écouter, à goûter. Et dans ce silence, comme le murmure d’une brise caressa son visage. « Toi mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi ». Quelle étrange parole lui avait dit son père, étrange parce qu’étonnamment nouvelle. Toi mon enfant ! Il entendait maintenant la voix avec laquelle son père lui avait dit ces mots, et son regard, un regard si bon qu’il n’avait pas pu le supporter. S’il avait tourné les talons, c’était à cause de ce regard, un regard qui frappait à la porte la plus intime de son cœur, c’était comme une lumière trop vive, trop douloureuse, trop crue en même temps. Mais à présent, dans la tranquille solitude, jaillissait en lui comme une évidence : son père, il ne le connaissait pas vraiment au fond, il l’avait considéré comme un maître exigeant, dont il n’était qu’un simple ouvrier. Pas étonnant alors qu’il ne voit en l’autre, l’autre fils, qu’un simple ouvrier lui aussi, et non un frère.

Monta alors en lui, comme une prière, la parole du prophète Isaïe : sur lui reposera l’Esprit du Seigneur, esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte du Seigneur, qui lui inspirera la crainte du Seigneur…. Qui lui inspirera la crainte du Seigneur. La crainte, ce n’est pas la peur, la crainte, c’est le respect, dans l’amour, la reconnaissance vraie des dons reçus : tout ce qui est à moi est à toi. L’Esprit Saint était là, comme un souffle bienfaisant. Il lui faisait voir soudain les choses autrement. Oui, il faut être juste, mais avec respect des personnes, prendre en considération les personnes. Mon père m’a regardé et m’a dit : « toi, mon enfant, tu es toujours avec moi ». Alors l’autre, ce n’est pas un simple ouvrier, il n’est pas n’importe qui pour moi, c’est mon frère. L’Esprit était descendu en lui, comme un don, un don qui lui inspirait un mouvement filial envers son père, un geste fraternel envers ce fils perdu et retrouvé, son frère, un don véritable, un don de piété filiale et fraternelle, pour exercer la justice, certes, mais non pas de manière froide, mais en prenant en compte l’autre, de ce qu’il est pour moi, de ce qu’il est pour Dieu, comme le prêtre dit parfois, aux funérailles, lors du geste du dernier adieu. Il fallait un vrai don de l’Esprit pour cela, c’était certain, cela ne venait pas de lui tout seul, ce changement soudain et si profond, dans son cœur.

Il se redressa, laissa le mur de pierres et les épines qui l’envahissaient çà et là, il remonta le long du chemin, d’un pas lourd d’abord, puis de plus en plus léger et il se disait, en lui-même, oui, je me lèverai et j’irai vers mon frère, je l’embrasserai, et je lui dirai : mon frère, moi non plus, je ne connaissais pas notre père, moi non plus je ne suis pas digne d’être appelé son fils, car tout ce que j’ai, je l’ai reçu, et je n’ai pas su en rendre grâce. Moi aussi, j’étais perdu et je te retrouve.

Le son de la musique se faisait de plus en plus distinct, clair et joyeux, doux et entraînant, les lumières éclairaient la maison, elles jaillissaient par les fenêtres comme l’or pur d’un trésor, brillant au travers d’un écrin précieux. Au dernier tournant de la route, avant d’arriver à la maison, il vit soudain une silhouette un peu voûté, dans l’embrasure de la porte. Son père était là, qui le guettait. Alors, poussé par un élan puissant, il se mit à courir et se jeta à son cou…