Chanoines réguliers de Prémontré
26
Avr
S. Ludolphe, évêque de notre Ordre
Écrit par

VIIIè dimanche du T.O. – 27 février 2022

L’évangile de ce matin n’est pas a priori facile à commenter, parce que c’est une collection de trois petites paraboles de Jésus, qui n’ont apparemment de commun entre elles que d’être des paraboles. Mais en les méditant – et surtout la première dont je vais parler avec vous – je me disais que l’important était peut-être justement que Jésus nous parle en parabole. 

Pourquoi ? Parce que la parabole raconte une histoire, autour d’une image le plus souvent, mais en réalité, sous l’image, sous l’histoire, elle nous parle d’autre chose, quelque chose de très important, d’essentiel pour notre vie, qui nous est dit d’une manière cachée, comme une énigme que nous devons deviner et comprendre. 

Ce matin, Jésus dit : « Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Est-ce qu’il ne vont pas tomber tous les deux dans un trou » ? L’image est presque comique. Mais je pense que Jésus pose cette question à ses disciples (et donc à nous-mêmes) pour que nous puissions faire le point. Avons-nous atteint l’état adulte de la foi, sommes-nous parvenus à une maturité spirituelle qui nous permettrait de guider quelqu’un d’autre. Si tu es encore aveugle, peux-tu prétendre guider les autres à la lumière de la foi. Qu’est-ce que tu vois, maintenant, toi-même ? 

En fait, la question de Jésus – sur l’aveuglement ou la vision – n’est pas une question technique à laquelle je puis répondre par oui ou par non. C’est une question qui pénètre à l’intérieur de moi-même, et m’interroge intimement sur mon rapport à la lumière du Christ dans ma vie, à la lumière de la foi dans mon existence. Et la réponse n’est pas automatique. Il faut parfois très longtemps, une très longue préparation, pour un disciple, avant qu’il sache ouvrir les yeux, avant qu’il s’éveille, du sommeil lourd et profond de la chair, à la vie spirituelle. Et même éveillé, il se peut qu’on se rendorme…

Alors Jésus ajoute, après sa question sur l’aveugle qui veut guider un autre aveugle, ce petit commentaire, sous forme de sentence : « Le disciple n’est pas au-dessus du maître, mais une fois bien formé, il sera comme son maître ». Ce que Jésus dit là est passionnant : « Le disciple n’est pas au-dessus du maître ». Pas au-dessus. Si tu veux grandir, avancer, te réjouir dans une vraie vie spirituelle, tu ne dois pas commencer « au-dessus du maître », mais au-dessous ! tu dois te taire, tu dois écouter, et méditer ce que tu entends. Si tu n’écoutes pas, tu ne seras pas disciple, et tes yeux ne s’ouvriront jamais, tu resteras aveugle. Jésus a souvent parlé de cela, je lis dans Luc, chapitre 14, verset 27 : « Qui ne renonce pas à tous ses biens ne peut pas être mon disciple ». Ce renoncement n’est pas forcément un renoncement aux richesses matérielles, c’est d’abord le renoncement à l’égo. Si tu ne veux pas quitter ton égo, ton moi, (et surtout ton « moi j’ai raison, moi je sais ») tu ne peux pas être disciple de Jésus. Le disciple qui n’écoute pas son maître avec une confiance désencombrée de lui-même, ne peut pas accueillir la parole du Maître. Et donc ne peut pas le suivre, ne peut pas l’imiter. Pour être un disciple, il faut commencer par écouter en silence, en faisant de la place en soi-même pour accueillir une parole de salut, comme Marie, à Béthanie, suspendue aux lèvres de Jésus, et qui boit la Parole de son maître, comme une biche assoiffée d’eau vive.

Tu écoutes, et le maître te donne une parabole, une parole de vie. Il te dit, par exemple, « L’arbre se reconnaît à son fruit ». Tiens… Et il ne dit pas plus, il n’explique pas tout, il ne prend pas le pouvoir sur ton intelligence et ton esprit en t’expliquant tout, non,  il te donne cette parole vive, et toi tu l’écoutes, et tu l’inscris tranquillement dans ton cœur. « L’arbre se reconnaît à son fruit ». Et tu répètes cette parole du maître, tu la sais par cœur, elle devient comme un trésor caché dans le champ, dans ton champ intérieur. « L’arbre se reconnaît à son fruit ». Chaque fois qu’elle se présente à ta mémoire, cette parole t’aide à comprendre qui tu es vraiment, si tu es dans la vérité ou dans l’hypocrisie, si tu es dans la lumière, si tu marches sur le chemin… ou à côté. Parfois elle te dit que tu es vraiment encore aveugle. Mais en définitive cette parole est une parole de vie, elle t’aime, comme celui qui te l’a donnée. 

Frères et sœurs, on se plaint parfois que notre monde manque de vrais guides, de vrais maîtres, mais c’est surtout de disciples qu’on manque, y compris dans notre Eglise, on manque de disciples qui veuillent écouter la Parole de Jésus, la méditer, l’aimer, et finalement la mettre en pratique, pour ressembler au divin maître. « Une fois bien formé, disait l’évangile tout à l’heure, chacun sera comme son maître ». Étre comme lui, et ça va loin, être comme Jésus car il y aura toujours aussi cette parole : « Peux-tu boire la coupe que je vais boire » ? C’est-à-dire : jusqu’où es-tu prêt, toi, à me suivre dans le don de ta vie, par amour ?

Je voudrais dire en terminant, que sur ce chemin de l’amour, pour celui qui veut prendre Jésus comme maître, se présentent vite d’autres maîtres. Nous avons tous rencontré dans notre existence des gens qui nous ont donné des leçons de vie, des leçons d’amour vrai, par leur propre vie et par leurs paroles. Nous avons des maîtres autour de nous, il faut les écouter évidemment, mais il y en : ça peut être un parent, un époux, une épouse, un enfant aussi, un ami, un frère. 

J’ai lu jeudi soir, dans le train qui me ramenait de Paris, le livre d’Heather Morris, Le tatoueur d’Auschwitz, qui est le récit de la vie de Lale Sokolov, un juif slovaque qui dans le camp a été chargé de tatouer les numéros d’identification sur le bras de centaines de milliers d’hommes et de femmes destinés à la mort. Et cet homme a connu à Auschwitz, dans le camp des femmes où il allait pour son travail, le grand amour de sa vie, une femme qui a survécu comme lui au drame, et qu’il a épousée à la fin de la guerre. Et ce qui m’a touché beaucoup, c’est que ce jeune homme avait appris de sa propre mère – il le raconte – comment il faut traiter une épouse. Elle lui expliquait toujours comment il devrait être bon, attentionné, délicat, respectueux. Et dans l’enfer concentrationnaire, ce jeune homme mettait en pratique la parole, la leçon d’amour reçue de sa mère. Il avait donc eu un très bon maître et il a rendu sa femme très heureuse, jusqu’en 2003, lorsqu’elle est décédée entre ses bras.Cherchons nos maîtres sur le chemin de l’amour. Cherchons Jésus.