VIè dimanche du T.O. – 13 février 2022

Je me demande si le prophète Jérémie, qui était certainement un excellent orateur, n’était pas également un bon pédagogue, une sorte de vieux prof exposant clairement sa pensée et l’illustrant d’images simples et suggestives. Avec Jérémie en effet, les choses sont toujours nettes et précises : il y a deux types d’hommes, ceux qui mettent leur foi en un mortel – ils sont maudits, ils sont comme un buisson sur une terre désolée – et ceux qui mettent leur foi dans le Seigneur – ils sont bénis, ils sont comme un arbre, mettons un beau peuplier, qui pousse au bord des eaux, parce qu’il peut plonger ses racines dans une eau fraiche et désaltérante. D’un côté, le désert sec et vide du Sahara, de l’autre la forêt vierge, humide et grouillante de vie. À ce sujet, pour montrer que cet arbre symbolise celui qui met sa foi en Dieu, notre Père saint Augustin a imaginé un arbre qui pousserait à l’envers : c’est au ciel qu’il a ses racines, et il pousse vers la terre ; le bout de ses branches viendrait presque chatouiller le bout de nos cheveux. C’est un arbre assez étonnant, qui défie la loi élémentaire de la gravité ! Mais un arbre, parce que ses racines sont plantées en Dieu. De la même manière que le prophète Jérémie, Jésus, dans l’évangile de Luc, énonce à la suite des bénédictions et des malédictions : certains hommes sont bénis et d’autres sont maudits. 

Mais lisons attentivement, parce que Jérémie et Jésus ne disent pas tout à fait la même chose. Ou plutôt, ils ne répartissent pas les hommes de la même manière entre ces deux catégories. Chez Jérémie, celui qui est béni est béni maintenant : il a fait le bon choix, et il en est récompensé. Il est assuré que pour lui, il n’y aura pas de problème, tout ira à merveille, comme un beau peuplier qui pousse tout droit vers le ciel, ou plutôt, suivant saint Augustin, qui pousse tout droit, depuis le ciel, vers la terre. Mais il faut remarquer que la récompense est déjà donnée, elle s’inscrit dans cette vie. Dans l’évangile de Luc en revanche, la perspective est inversée : ce n’est pas aux richesses ou aux signes de prospérité qu’on reconnaît ceux qui sont bénis. Au contraire, c’est aux pauvres, à ceux qui ont faim, à ceux qui pleurent et qui sont insultés ou exclus que la bénédiction est adressée. Cette bénédiction induit un renversement magnifique : ceux qui sont affamés seront repus ; ceux qui pleurent riront. J’insiste sur la modalité de cette bénédiction : « tressaillez de joie, dit Jésus, car alors votre récompense est grande dans le ciel ». Dans le ciel. Ainsi, la récompense reste à attendre, elle est de l’ordre d’une promesse. 

Une évolution se dessine donc entre la perspective de Jérémie – une bénédiction dès maintenant – et celle de Jésus – une bénédiction éternelle -. Le gond, c’est la Résurrection du Christ, que nous fêtons dimanche après dimanche ; le passage de l’un à l’autre, c’est dans le Christ, et dans le Christ seul qu’il a lieu. C’est précisément le propos de Paul, quand il écrit aux Corinthiens : « le Christ est ressuscité d’entre les morts, lui, premier ressuscité parmi ceux qui se sont endormis ». Par la Résurrection du Christ, nous pouvons avoir part à la bénédiction dont parle l’évangile de ce jour. Nous pouvons goûter à cette bénédiction, et nous croyons que c’est par elle seule que notre faim pourra être comblée, notre soif étanchée, nos larmes séchées. Voilà la promesse de la vie éternelle. 

De Jérémie à Jésus, des prophètes à l’Évangile, de l’Ancien Testament au Nouveau Testament, il n’y a cependant pas un rapport de substitution, et la promesse de bénédiction n’est pas un maigre lot de consolation pour supporter les épreuves de nos quotidiens, pour endurer la faim, la soif, les insultes et les exclusions. Non, car la promesse de bénédiction commence maintenant, car la vie éternelle a déjà commencé, car nous vivons l’aube des temps nouveaux, assistant au lever de soleil éternel : la promesse, dans la résurrection du Christ, a déjà commencé d’être tenue, elle a déjà commencé à être donnée, dans la résurrection du Christ, la bénédiction. Dès maintenant, nous pouvons planter nos racines au ciel et pousser tout droit. Comme un beau peuplier. 

Ainsi sont les chrétiens dans le monde, ils veulent faire éclater les catégories, parce que tout est lié. Ils souhaitent rejeter les partitions binaires, parce qu’ils annoncent que la bénédiction est commencée et reste à advenir. Ainsi sont les chrétiens dans le monde, parce qu’ils croient que la Résurrection du Christ, à laquelle nous sommes tous appelés, met déjà le ciel sur la terre. Et dans ce cas, il est certain que les peupliers qui mettent au ciel leurs racines et grandissent vers la terre sont des peupliers qui poussent à l’endroit.