14 septembre 2025 – Fête de la Croix Glorieuse
Il y a 40 jours, le 6 août dernier, l’Église fêtait dans la joie la Transfiguration du Seigneur. Tels Pierre, Jacques et Jean, nous étions invités à suivre Jésus sur la montagne, à le contempler dans la gloire, à redescendre avec lui pour être témoins de sa Passion volontaire. Je me souviens qu’à l’abbaye, le prédicateur du jour avait insisté, dans son homélie, sur « Jésus seul ». Le jour de la Transfiguration était lancée l’invitation à ne suivre que Jésus seul, à regarder la gloire de Jésus seul, à entendre la voix du Père indiquer Jésus seul, à redescendre de la montagne avec Jésus seul pour annoncer la Bonne Nouvelle qui est Jésus seul. Le temps d’un Carême plus tard, 40 jours après la fête de la Transfiguration, nous voilà au pied de la croix, une croix dite glorieuse. Que s’est-il passé durant ce laps de temps ? Faites mémoire le temps d’un instant : qu’avez-vous vécu durant ces quarante derniers jours ? Votre vie chrétienne a-t-elle été vécue densément, de la densité du Christ ? Quel chemin avez-vous emprunté entre la montagne de la Transfiguration et celle de la croix glorieuse ? Pour aller du Thabor au Golgotha, avez-vous suivi le Christ qui le chemin, la vérité et la vie ? Peut-être étiez-vous à ses côtés sur un chemin de croix ; peut-être l’avez-vous rejoint sur un chemin de Pâques… Ce passage de la Transfiguration à la Croix glorieuse interroge aujourd’hui notre manière de consentir à la vie que le Seigneur nous donne. Voilà la question que nous posent les 40 jours qui s’achèvent : comment consentir, en chrétiens, à ce que Dieu nous donne de vivre ?
Pour le philosophe Martin Steffens, il y a deux manières de consentir à la vie : un consentement tragique et un consentement chrétien[1]. Le consentement tragique, celui des héros malheureux des tragédies grecques ou celui, abyssal, de Nietzsche, c’est celui qui, dans un soupir de désespoir, finit par dire : « j’aime la vie quand même ». C’est Hermione, dans l’Andromaque de Racine, qui voudrait aimer Oreste, mais qui aime Pyrrhus ; c’est Créon qui sait que le fil de l’histoire conduit inexorablement Antigone à sa perte, et c’est Antigone qui y consent malgré tout ; c’est Œdipe, finalement rattrapé par le destin, qui prend conscience de l’absurdité de sa vie et, de manière sublime mais tragique, finit tout de même par crier : « tout est bien » ; finalement, c’est Nietzsche qui prévient : « “Tout ce qui est décisif advient par un ‘quand même’.” S’il faut dire oui à la vie, ce ne peut être que “malgré tout” »[2]. En fin de compte, consentir à la vie de manière tragique, c’est se dire que ce qui se passe est inexorable et s’obliger à aimer malgré tout, à dire « oui » quand même. Même le chrétien, parfois, s’égare dans ce consentement tragique. Il regarde alors son chemin de vie ; il voit qu’elle lui a été donnée sans qu’il l’ait demandée, qu’il lui arrive des choses qui lui font emprunter un chemin de croix, indépendamment de sa volonté. Ce chrétien tragique se mure alors dans une fausse indifférence, une foi défaillante : « allez… j’aime la vie quand même, j’aime Dieu malgré tout ». Mais ce consentement désabusé et désespéré n’est pas un consentement chrétien. Le chrétien tragique doit demande la grâce de la conversion.
Car il existe un consentement chrétien. Le oui chrétien, c’est celui qui est prononcé sur un merci initial. « Le oui qu’on dit à notre vie peut s’entendre comme un merci »[3], écrit Martin Steffens. Le consentement chrétien, c’est celui de la Vierge Marie, femme du Magnificat et Mater dolorosa, Vierge de l’annonciation et Vierge au pied de la croix, la Pieta pleurant du Vendredi Saint et la Priante du jour de Pentecôte. Elle a consenti à la vie que Dieu avait préparée pour elle : « qu’il me soit fait selon ta Parole », elle s’en est réjoui et en a rendu grâce : « Mon âme exalte le Seigneur ». Syméon lui avait prédit qu’une épée lui transpercerait le cœur, qu’elle suivrait son fils sur un chemin de croix, mais « elle gardait tous ces événements dans son cœur », parce que son cœur était plein de l’action de grâce initiale : « le Seigneur fit pour moi des merveilles, saint est son nom ». Alors, là, au pied de la croix, nous la contemplons : stabat mater dolorosa, iuxta Crucem lacrimosa, dum pendebat Filius. Elle est là, au pied de la croix, dans la douleur du chemin de croix, elle vit dans sa chair de mère la vie et la vocation à laquelle elle avait pourtant consenti par son Magnificat. Et elle peut vivre ce chemin de croix, parce qu’elle avait consenti dans l’action de grâce ; elle peut avancer sur le chemin de croix, parce l’action de grâce lui faisait chanter l’espérance : « le Seigneur se souvient de son amour en faveur d’Abraham et sa descendance à jamais ». Le consentement chrétien ne ferme pas les yeux sur le chemin de croix, mais il perçoit que le chemin de croix est aussi un chemin de Pâques. Il y a la croix certes, mais cette croix est glorieuse.
Du Thabor au Golgotha, il y a 40 jours, le temps d’un Carême, le temps d’un chemin de croix, le temps d’un chemin de Pâques, le temps d’une vie, finalement. D’une vie avec Jésus seul. Il est la vie et le chemin ! Consentir à la vie telle qu’elle est reçue, c’est consentir au Christ tel qu’il s’est donné à nous : dans le réel de l’incarnation, dans la douleur de la croix et dans la joie de la résurrection. « Le Seigneur fit pour nous des merveilles, saint est son nom ! »
[1] M. Steffens, « Oui tragique et oui chrétien », Petit traité de la joie, Paris, Salvator, 2011, p. 113-149.
[2] Ibid., p. 127.
[3] Ibid., p. 128.