26 octobre 2025 – XXXe dimanche du temps ordinaire
« Quand [le Publicain] redescendit dans sa maison, c’est lui qui était devenu un homme juste, plutôt que [le Pharisien] ». Ce verset n’a l’air de rien, et pourtant il recèle une signification immense. « Quand [le Publicain] redescendit dans sa maison, c’est lui qui était devenu un homme juste, plutôt que [le Pharisien ] ». En français, la traduction pour la liturgie nous fait entendre : « c’est lui qui était devenu un homme juste », c’est-à-dire que nous qualifions le Publicain au moyen d’un adjectif – « juste ». Or la phrase « c’est lui qui était devenu un homme juste » pourrait laisser penser qu’il est devenu juste en raison de la prière qu’il a faite monter jusqu’à Dieu – une prière meilleure que celle du Pharisien qui s’estime meilleur que les autres.
En réalité, frères et sœurs, nous nous heurtons ici à un problème de traduction très épineux. Car l’évangile, vous le savez, a été écrit en grec et non en français. Or en grec, on ne lit pas l’adjectif « juste » dans ce verset, mais on lit δεδικαιωμένος. Nature du mot : c’est un participe ; temps : c’est un parfait ; voie : c’est un passif. Je traduis donc : « c’est lui qui avait été justifié. » Et il y a un abîme entre « c’est lui qui était devenu un homme juste » et « c’est lui qui avait été justifié. » Car dans la seconde traduction, on présuppose que le Publicain a été rendu juste par un autre que lui-même. Il ne s’est pas justifié tout seul, il n’a pas acquis la qualité de justice à cause d’une bonne prière. Non. Dieu a entendu sa prière et l’a justifié. Être justifié, c’est recevoir le salut de Dieu, comme Paul l’écrit ailleurs aux Corinthiens : « Ma conscience ne me reproche rien, mais ce n’est pas pour cela que je suis justifié : celui qui me soumet au jugement, c’est le Seigneur » (1 Co 4,4). Là est peut-être au fond la différence entre la prière du Pharisien et celle du Publicain : dans celle du Publicain, il y a de la place pour Dieu, alors que dans celle du Pharisien, il n’y a de place que pour lui-même, il veut se justifier à partir de lui-même.
Il y a sept ans, le dicastère pour la doctrine de la foi a mis en garde contre l’idée d’un salut qui viendrait de nous-mêmes. Ses membres ont publié la lettre Placuit Deo, qui n’a sans doute pas été lue suffisamment. Nous y sommes mis en garde contre toute tentation pélagienne. Pélage était un moine des IVè – Vè siècles, avec lequel notre Père saint Augustin a eu maille à partir. Pélage disait que tout chrétien pouvait être sauvé par ses forces, par ses vertus, oubliant le primat de la grâce. D’après le dicastère pour la doctrine de la foi, nous vivons une époque de néo-pélagianisme. Sans trop le savoir ou sans trop le dire, nous sommes nombreux à être contaminés par l’idée selon laquelle nous pouvons nous sauver nous-mêmes, par nos mérites ou par nos forces. Ou à penser que Dieu nous sauvera mécaniquement si nous nous gardons de ceci et nous abstenons de cela. C’est Dieu qui justifie. Ben Sira le disait déjà dans la première lecture : « Le pauvre persévère [dans sa prière] tant que le Très-Haut n’a pas jeté les yeux sur lui, ni (…) rendu justice. » C’est Dieu qui justifie. Et lui seul. Et l’évangile d’aujourd’hui nous le rappelle. Et il dit aussi que la grâce de Dieu n’a cure de nos autosatisfactions. Au contraire, « là où le péché abonde, la grâce surabonde. » Le mal commis par le Publicain n’obère pas sa justification, il la rend possible. Le mal commis par Jean Valjean n’obère pas sa justification, il la rend possible, sur le fil, dans les dernières pages des Misérables. Car « Dieu ne juge pas comme les hommes. Les hommes jugent selon l’apparence, mais Dieu juge selon le cœur » (1 S 16).
J’ajoute un élément à cela. J’ai dit que δεδικαιωμένος était un participe parfait. Ce n’est pas insignifiant non plus, car le parfait est un temps très particulier. Il n’a pas de strict équivalent en français. En fait, il correspond peu ou prou au present perfect anglais, c’est-à-dire qu’il désigne une action s’étant produite dans le passé et continuant de produire ses effets dans le présent. Par exemple : je suis propriétaire de cette maison parce que je l’ai héritée l’année dernière. Quand je dis « j’ai été justifié », plusieurs sens sont possibles. Il y a le sens du passé simple. « J’ai été justifié il y a x années ». Sous-entendu : cette action ponctuelle est terminée, elle est révolue. Il y a aussi le sens du parfait grec ou du present perfect anglais : je suis juste aujourd’hui parce que j’ai reçu la justification à un moment de mon histoire. Ce que je veux dire, c’est que la prière du Publicain a un prolongement dans sa vie, lorsqu’il retourne chez lui, lorsqu’il rentre dans sa maison. Sa prière a été entendue de Dieu, qui a changé sa vie du tout au tout. Sa prière n’est pas une parenthèse dans sa vie, elle change toute sa vie. Sa venue au Temple pour prier n’est pas isolée de sa vie, elle a un impact sur toute sa vie.
Vous-mêmes, chers frères et sœurs, vous serez envoyés dans la paix du Christ à la fin de cette messe, pour glorifier Dieu par toute votre vie. Pourrez-vous dire, comme le Publicain, « J’ai été justifié » ? Pourrez-vous dire, comme le Publicain : « Dieu a changé ma vie » ? En attendant, reconnaissons qu’un zeste de grammaire et une pincée de conjugaison peuvent changer bien des choses !