Retour à Dieu de notre père Gildas Sévère (1930 – 2023)

René Sévère est né le 23 octobre 1930, à Quimper, au cœur de la Bretagne. Famille chrétienne, nombreuse, modeste. Ses grands-mères parlent breton, portent la coiffe. Son père, Pierre, est marchand de bestiaux, qu’il vend dans les foires ou traite dans sa propre boucherie, aidé de sa femme Marie. Une petite Louisette est morte à l’âge de sept ans, brûlée par le poêle de la chambre des parents, inconsolables. Restent tout de même dix enfants : Yves, Pierre, Jean-Noël, Marie-Thérèse, René, Robert, Claude, Céline, Armelle, Maria. Une fratrie unie, très solidaire. Nous n’étions pas riches, nous faisions partie de ces ruraux qui avaient quitté la campagne après la Grande Guerre, parce qu’on ne s’y nourrissait plus, mais en ville, ce n’était pas la fête non plus.

René est scolarisé au collège Saint-Vincent de Pont-Croix, entre 1942 et 1948. L’enseignement n’est pas brillant, les professeurs sont tous des prêtres, comme dans les petits-séminaires de ce temps-là. C’était la guerre, on n’avait rien à manger, on avait tout le temps faim. Soixante-dix ans plus tard, quand le P. Gildas médite sur ces années, il dit : Ai-je eu la vocation, à Pont-Croix ? Je crois que je me suis laissé faire, c’était souvent le cas à l’époque, on entrait au petit-séminaire puis on poursuivait au grand, et voilà.

Au grand-séminaire – qui sera interrompu par le service militaire (1951-1952) – René n’a pas de très bonnes notes, mais il faut dire que l’enseignement est plat, sans aucune saveur, le corps professoral clérical est recruté au hasard. Je pense à Pierre Kervennic, qui est devenu évêque plus tard, on lui avait demandé d’enseigner la philosophie, il n’y connaissait rien, il fabriquait un cours avec des bouquins, je ne comprenais rien à ce qu’il racontait. En théologie, c’est pire : un vieux chanoine de la cathédrale distribue des cours polycopiés sur la Trinité, d’une sécheresse absolue, de la scolastique étroite, sans jamais aucune allusion aux pères de l’Église. La vie spirituelle n’est guère mieux lotie, on ne dit pas à l’époque les laudes ou les vêpres : On récitait la prière du matin, des piétés inventées, dans la « salle des Exercices ». Les directeurs n’avaient guère la formation spirituelle nécessaire pour former des jeunes. C’est Monsieur Tronson, le sulpicien du XVIIe siècle, qui reste alors la référence absolue : à Quimper, rien n’a bougé depuis trois siècles. René reçoit les ordres mineurs en 1952, l’acolytat le 29 juin 1953.

 L’année suivante amène un bouleversement dans sa vie : entrainé par un ami, René vient faire une visite à Mondaye, aux vacances de Pâques 1954. Le séminariste breton en soutane noire est accueilli par le tout jeune père-abbé Yves Bossière, qui lui parle avec chaleur, et du haut de ses 35 ans, de la vie canoniale, de la vie commune du clergé : J’ai vraiment reçu un coup sur la tête, ensuite, je n’ai plus pensé qu’à ça. Rentré à Quimper, René se précipite chez le supérieur : – Je veux aller à Mondaye. – Mais on ne prend pas une décision aussi rapidement. – Je n’y peux rien ! Le 28 août suivant, de cette même année 1954, il entre à Mondaye. C’est un choc pour la famille (surtout à cause de la Normandie : quelle idée pour un Breton !). Le 20 septembre 1954, René, revêtu de l’habit blanc, devient le frère Gildas. L’époque est faste pour le noviciat (huit novices, cette année-là, dont seuls deux resteront) et l’ambiance joyeuse, malgré le régime sévère : le matin, quelque trois heures à jeun dans une église abbatiale gelée, encore sans vitraux à cause des bombardements de la guerre. Enfin, le novice breton découvre des auteurs spirituels : à Mondaye, on lit les Pères, saint Augustin, sainte Thérèse de Lisieux.

Malgré les événements qui ont secoué la maison – départs de frères, démission brusque et départ immédiat du père-abbé Yves en 1955 – frère Gildas fait profession simple, le 28 août 1956. Il est envoyé aussitôt au prieuré prémontré d’Étiolles, afin d’étudier à la faculté dominicaine voisine du Saulchoir. Il est enthousiasmé par les enseignants remarquables (P. Gy, P. Patfoort) et travaille bien : j’avais de bonnes notes, comme jamais auparavant. Licencié en théologie en juin 1958, il est ordonné prêtre à l’abbaye en septembre suivant, par Mgr Jacquemin, évêque de Bayeux.

En octobre, il est nommé vicaire à la paroisse Sainte-Thérèse de Caen, en même temps que fr. Donatien Legarsmeur. C’est la « banlieue », cette terre de mission dont rêvent tous les nouveaux prêtres de la fin des années 50. Les deux jeunes vicaires prémontrés épaulent le curé, l’abbé Villain, un prêtre diocésain à l’âme d’entrepreneur, qui s’occupe beaucoup de construire des bâtiments, mais peu du reste. Fr. Gildas reçoit la charge du catéchisme, de l’action catholique, des groupes de foyer dans les cités, du journal paroissial : une année de vraie initiation à la vie pastorale.

Le 15 août 1960, pour une période qui durera une décennie au total, fr. Gildas prend avec fr. Donatien le départ pour Noisy-le-Grand, alors au diocèse de Versailles. Depuis quinze ans qu’on parle à Mondaye de faire un « prieuré-paroisse », voici enfin l’heure arrivée. Ce ne sera pas une sinécure : une petite ville de 15 000 habitants en pleine expansion, classe populaire et vote communiste depuis 1945, une communauté chrétienne très chétive. Dans les années 1950-1960, Noisy paraît dans la presse pour évoquer le plus grand bidonville de l’Est parisien. Le P. Wresinsky s’y est installé depuis 1956, et c’est à Noisy qu’il fondera ATD-Quart-Monde. Mais il n’y a pas de quoi décourager frère Gildas. Il se fait urbain avec une population elle-même souvent urbaine de date récente. Lui qui aime « rencontrer les gens », il est servi. La paroisse Saint-Sulpice devient très active, l’équipe de Mondaye s’est renforcée, trois puis quatre frères. Chaque matin, après les laudes et la messe communautaires, chacun va faire les permanences dans les « quartiers ». Il faut baptiser, catéchiser, soutenir les jeunes, les foyers, les anciens, construire une nouvelle chapelle (au quartier des Richardets). La petite communauté voit arriver l’ère Jean XXIII, le Concile, la réforme liturgique, c’est le printemps.

Mais le temps de la banlieue se termine. En 1971, le père-abbé Paul Dupont, champion de la réforme conciliaire de l’Ordre mais dépassé par les événements dans sa propre maison, a démissionné. Frère Gildas est alors nommé administrateur de l’abbaye. Succédant à un prélat angoissé, la personnalité simple et bon-enfant du nouveau patron fait son effet : en juillet 1973, il est élu abbé, et reçoit la bénédiction abbatiale le 13 octobre suivant des mains de l’évêque de Bayeux Mgr Jean Badré. Le père Gildas Sévère, quoique devenu « révérendissime », ne s’embarrasse pas de titres, car l’époque veut un style simple, et la mitre abbatiale a été rangée dans les tiroirs de la sacristie. Sur le fond, il dit le jour de sa bénédiction abbatiale : Nous ne sommes pas des pantins entre les mains du Seigneur. Si nous savions nous respecter entre nous comme le Seigneur nous respecte ! Nous sommes le lieu privilégié de l’action de l’Esprit : là où les hommes se mettent en route, se mettent à regarder l’autre, à comprendre l’autre, à l’aimer, à lui permettre d’aimer, Dieu est là. Le ton est donné, car en même temps qu’un abbé pour ses frères, fr. Gildas sera un guide spirituel pour beaucoup.

Ensuite, il serait vain de vouloir même résumer ici deux décennies (ou presque) de gouvernement de l’abbaye. À l’actif du P. Gildas, le mouvement des frères : en 1974, il a fermé le prieuré Saint-Julien de Caen et redistribué les frères ailleurs, pour rouvrir plus tard, en 1979, le « Centre Saint-Pierre » à Caen. En 1981 il écoute l’intuition de plusieurs prêtres diocésains de Bayonne désireux de vie commune : le « prieuré du Béarn » est fondé. En 1988 encore, il accueillera la même démarche faite par des prêtres piémontais : naissance du prieuré prémontré italien. Mais le cœur de l’activité est à l’abbaye. Sous son abbatiat, Mondaye affirme sa vocation agricole : en 1972, a été construite la nouvelle ferme (60 vaches) et l’année suivante un bâtiment contigu voit le jour, pour la fabrication des fameux yaourts. En mars 1980, ce sera un petit poulailler industriel (4000 pondeuses).

Au quotidien, l’abbé Gildas se repose sur des prieurs contrastés : Pour mon premier mandat, j’avais choisi frère Bruno, parce que c’était un homme concret, pratique, et généreux, on s’entendait bien. Lors du second mandat, à partir de 1981, c’est le frère Augustin qui devient prieur : Il était très fin, passait très bien en communauté, très apprécié, mais nul pour l’autorité. Mais l’abbaye est vivante, malgré le recrutement modeste. À côté du travail pastoral ordinaire, fr. Gildas aime voir sa maison pleine de monde. Il a créé en 1974 les « Amis de Mondaye » pour l’aider à faire connaître et rayonner le monastère, notamment lors des fêtes de Pentecôte, qui accueillent, pendant une vingtaine d’années, bien des artistes, musiciens, peintres, artisans, et des foules de visiteurs. Les nombreuses sessions – dont beaucoup sont données par le père-abbé lui-même – attirent du monde. Et les « Amis » organisent à Mondaye de grandes conférences. En 1977, par exemple, le jésuite Riquet, Jean-François Six, Robert Masson…

Sur le plan plus large de l’Ordre, fr. Gildas s’investit également beaucoup. Il faut dire que les grands voyages et les contacts internationaux lui vont mieux que la gestion agricole, laissée à fr. Bruno et fr. Jean-Marc. Devenu en 1976 définiteur de l’Ordre (c’est-à-dire l’un des quatre assistants de l’abbé général) il assumera pendant 25 ans ce service, dans un anglais en progrès constant ! Du reste, ce père-abbé français si jovial et enthousiaste est fort apprécié : il noue de belles amitiés avec des confrères prémontrés de tous les continents. Comme membre du définitoire, le P. Gildas est également la cheville ouvrière des deux premiers grands rassemblements des « Jeunes frères de l’Ordre », en 1978 à Kilnacrott (Irlande) et en 1986 à Saint-Michel de Frigolet (Provence).

En 1989, une page se tourne : fr. Gildas a terminé son mandat abbatial et ne souhaite pas, après dix-huit ans à la barre, continuer dans la charge. Le 16 avril, la communauté élit fr. Pascal Gaye pour dix ans. Le père-abbé émérite Gildas n’a alors que 59 ans, et certainement pas l’intention de cesser de servir l’Ordre ou ses frères. Il commence par se rendre à Turin, pour aider la petite communauté embryonnaire à discerner son chemin « prémontré ». C’est une année difficile – même s’il se familiarise vite avec la langue italienne – car le changement de vie a été radical. Fin 1991, il rentre à Mondaye, pour organiser un nouveau départ, beaucoup plus aventureux encore : il s’envole pour le Zaïre (l’actuelle République Démocratique du Congo), où le prieuré prémontré de Kinshasa réclamait un maître des novices. Il restera dix ans en Afrique.

Il est là-bas au service d’une communauté nombreuse de cinquante frères, assez pauvre, mais pleine de vie et de jeunesse, où le travail des formateurs est d’abord d’écarter les pseudo-vocations (200 demandes d’entrées par an, on en prend 4 !) puis d’essayer d’inculquer quelques principes essentiels pour la vie commune et la recherche de Dieu. Fr. Gildas écrit un commentaire entier de la règle de saint Augustin à l’usage des novices, échange beaucoup avec eux, et leur donne un cours de liturgie, où il revient souvent sur le sens profond de l’action de grâce, de l’offrande. Son enseignement biblique à l’inter-noviciat des religieuses de Kimwenza compte parmi ses tâches d’élection. Soixante jeunes religieuses (Congo, Tchad, Burkina) écoutent le P. Gildas raconter l’Ancien Testament. C’est difficile d’exprimer toutes les richesses que m’ont apportées ces cours : j’ai réalisé combien la Bible ne raconte pas la recherche de Dieu par l’homme mais la recherche de l’homme par Dieu.

Au prieuré, la communauté aime chanter, les messes sont très festives. L’office préféré de fr. Gildas, ce sont les vêpres : L’office du soir est plus développé qu’en France, nous avons un lucernaire, il fait déjà nuit à l’heure des vêpres. On allume un grand brasier, un vrai feu. On chante, puis, sur les braises le célébrant jette l’encens, tandis que tous les frères lèvent les mains vers le ciel. Le soir, à complies, les frères entonnent un chant à la Vierge : « Tambwisa ngai o nzela ya malamu / Conduis-nous sur le chemin du bien… ». Fr. Gildas aime beaucoup ce chant, dit-il, parce qu’il lui rappelle sa Bretagne. Et aussi parce qu’il vaut mieux mettre sa confiance en Marie, la nuit africaine n’étant pas si calme : dans ces années-là, les frères sont souvent réveillés par les rafales de kalachnikov.

Au fil des années, dans la liturgie et la vie quotidienne, il a appris le lingala, et aime parler cette langue, mais la syntaxe est difficile, il faut apprendre les expressions souvent imagées : La langue est plus concrète, moins cérébrale. Le verbe « patienter », par exemple, n’existe pas, on dit : « arrêter le cœur ». Le religieux français est plongé aussi dans la réalité de la RDC, dont les structures sociales et économiques s’effondrent, où la corruption – véritable moyen de survie – gangrène les rapports humains et engendre violence, misère, vol, mensonge. Quant à l’Église catholique, fr. Gildas la trouve trop liée au régime : il voit sa hiérarchie muselée, qui roule Mercedes et 4×4 Mitsubishi offerts par le gouvernement. Mais il voit aussi des prophètes, comme l’évêque de Goma, qui dénonce les massacres inter-ethniques au Kivu. Au long des années, fr. Gildas reste passionné, sensible, lucide, car il voit les beautés de l’Afrique sans nier les réalités, parfois infernales, du quotidien, y compris en communauté. Les jours de désespérance, quand les frères africains ou européens viennent se confier à lui : Ne t’inquiète pas, dit-il, l’avenir de la communauté est entre les mains de Dieu, Il aime cette communauté beaucoup plus que toi, si tu savais tout ce qu’Il a fait déjà pour elle et fera encore…

En juillet 1999, frère Gildas rentre en France, où ses frères, sa famille, ses nombreux et fidèles amis seront contents de le retrouver. Il est d’abord à Mondaye le maître des jeunes profès étudiants (1999-2004) puis est envoyé au prieuré Saint-Pierre à Caen. Lors de la fermeture du prieuré, en 2007, il rentre à l’abbaye. â l’âge de 77 ans, il est temps de commencer une retraite active. Dieu sait si elle le sera : fr. Gildas ne cesse de prêcher des retraites, des récollections (à Mondaye et hors-les-murs), d’accompagner des communautés (le carmel de Saint-Sever, le carmel d’Avranches, le carmel Saint-Joseph de Saint-Georges-Motel, les frères missionnaires de la Délivrande…). Le 22 septembre 2018, il célèbre son jubilé sacerdotal de diamant, soixante ans d’ordination ! En 2019, il reçoit une nouvelle petite mission : l’accompagnement du MCR de nos villages alentour. Mais ceci entre une récollection aux sœurs dominicaines des Campagnes ou une retraite pour des futurs diacres chez les Annonciades de Grentheville : fr. Gildas ne refuse jamais. Avec lui, la mission ne finit jamais. Ou alors au Ciel.

De fait, les dernières années sont tout de même ralenties par des chutes qui entraînent fractures, foulures, luxations : fr. Gildas ne conduit plus, ne court plus. Il avance à petits pas comptés, déambulateur aidant. Il endure une longue dialyse avec patience. Diminué, mais pas pour la prière ni pour la bonne humeur, il cite avec humour un proverbe congolais du Bashi-Mwenda qu’il aime beaucoup : Un oiseau qui ne vole pas, on ne peut pas voir toutes ses ailes ! Plein de reconnaissance pour la communauté d’aujourd’hui, il parle sereinement de cette heure du rappel à Dieu qui s’approche. Il meurt à Mondaye dans la paix et l’action de grâces, entouré de ses frères, le mercredi 2 août 2023, âgé de 92 ans, dans la 67e année de profession religieuse, la 65e de son sacerdoce.