6 juin 2025 – Solennité de notre père Saint Norbert
Dans la biographie de notre Père saint Norbert qu’il a écrite il y a quatre-vingt-dix-neuf ans, le Père Godefroid Madelaine posait une question décisive. On lit au chapitre V du second livre : « Norbert imposa-t-il aux siens la nudité des pieds ? » Une question, convenons-en, à laquelle nos conversations de récréation font régulièrement écho, lorsque les inconditionnels porteurs de chaussures de ville cirées rappellent aux aficionados de la sandale que les chanoines réguliers sont traditionnellement chaussés. À lire les pages que le Père Godefroid a consacrées à cette question majeure, on apprend que dans les Acta Sanctorum, les Bollandistes ont écrit que les disciples de Norbert marchaient pieds nus, imitant en cela leur saint fondateur.
Or les auteurs des Acta Sanctorum ont manifestement exagéré la nudité pédestre de Norbert. Car la chronique de Magdebourg annonce que « Norbert s’en allait, annonçant l’Évangile de la paix ; il marcha d’abord nu-pieds, puis, par l’ordre du pape, il prit des chaussures. » La chronique de Sigebert consonne : Norbert a peu longtemps vécu sans chaussures. Certes, les deux Vitae remontent à votre mémoire, en particulier l’entrée de Norbert à Magdebourg, la ville dont il est devenu l’archevêque en 1126. On y lit ceci : « Quand il aperçut la ville de Magdebourg, vers laquelle on le conduisait, Norbert se mit à marcher pieds nus, et revêtu d’un pauvre manteau. Pieds nus il entra avec la procession dans le sanctuaire de sa cathédrale ; il était pieds nus quand il prit possession de son palais archiépiscopal. » Norbert semblait si misérable qu’on lui interdit même l’accès à l’évêché, et qu’il eut du mal à convaincre les gardes qu’il était l’archevêque.
En somme, Norbert fait mettre des chaussures à ses frères à la demande expresse du Souverain Pontife. Notre saint fondateur, dans sa grande bonté, a daigné ne pas imposer à ses frères un fardeau qui lui semblait léger, mais qui leur paraissait lourd. Le Père Godefroid conclut de la sorte : « Norbert n’imposa point à ses disciples une austérité qu’il ne croyait pas praticable pour toute une réunion d’hommes vivant dans des pays froids ; et il ne garda pas une pénitence extérieure que le Pape Calixte avait jugée excessive » (p. 166).
La question des chaussures est plus qu’anecdotique. Elle révèle deux facettes de la personnalité de saint Norbert, et recèle au moins deux enseignements pour nous autres, fils de saint Norbert. Le premier enseignement est le réalisme. L’austérité norbertine a conscience de l’humanité ; l’ascèse ne nie pas la réalité humaine et n’impose pas un fardeau que nous ne pourrions porter. Il fait froid ? Tu as le droit de porter des chaussures. C’est une forme de sagesse, dont nous sommes les héritiers. Il ne s’agit pas de diluer les observances, ni d’édulcorer les exigences de la vie chrétienne, mais de déployer une pédagogie qui aide à les atteindre progressivement, tenant compte de nos lenteurs et pesanteurs. Le second enseignement est l’obéissance à la Sainte Église, dont la sagesse regarde même aux pieds de ses fils. Après avoir fondé son Ordre en 1120 – 1121, Norbert a cherché à le protéger, au plan civil comme au plan canonique. Au plan civil, Louis VI le Gros, roi de France, confirme les possessions de Prémontré en 1125, il y a donc tout juste neuf cents ans. Au plan canonique, Norbert obtient des bulles d’approbation de l’ordre de Prémontré de Calixte II en 1124 puis de son successeur Honorius II, qu’il va rencontrer à Rome au cours de l’hiver 1125 – 1126. Nos Constitutions conservent d’ailleurs le texte de cette bulle d’Honorius. Norbert est un fils de l’Église. À sa suite, les chanoines réguliers de Prémontré sont des fils de l’Église et ont à répandre autour d’eux l’amour et la loyauté pour l’Église de Dieu.
Que Dieu soit béni de nous avoir donné un tel maître, lui qui n’a pas permis que « son pied heurte une pierre » (Ps 90), et qui comme dit un autre Psaume, « a rendu ses pieds aussi agiles que ceux des biches » (Ps 18).